‘On l´a peut-être oublié, mais c´est Le Monde qui avait relancé le débat sur le mariage homosexuel. Dans son numéro du 17 mars était publié un ‘Manifeste pour l´égalité des droits’, dont les 120 premiers signataires invitaient les maires de France à imiter leur homologue de San Francisco et à ‘célébrer des unions entre personnes du même sexe’.
Message parfaitement reçu par Noël Mamère… qui était d´ailleurs l´un des 120. En annonçant, le 24 avril, qu´il conférerait le mariage à deux hommes, le maire de Bègles (Gironde) en a fait un débat national. Des candidats socialistes à l´élection présidentielle se sont alors bousculés pour exprimer leur adhésion à la cause. Dominique Strauss-Kahn a été le plus rapide, suivi de peu par Laurent Fabius, tandis que François Hollande, un peu essoufflé, courait derrière…
Le Monde, lui, s´est gardé de prendre aussitôt position. Son éditorial du 18 mai ne faisait que dénoncer ‘la précipitation du PS’. Quelle que soit l´opinion que l´on peut avoir sur le mariage gay, écrivait-il en substance, une juste mesure de la question posée méritait d´y réfléchir posément.
Appliquant lui-même ce principe, Le Monde a donc différé son propre avis. Après tout, un journal n´est pas obligé de se prononcer immédiatement sur toute actualité qui passe. Que de fois un éditorial aurait gagné à être retardé pour permettre de mieux appréhender une question complexe ! Car les sujets de controverse se multiplient (euthanasie, clonage, OGM, voile…) et l´histoire s´accélère. Il y a cinq ans à peine, le pacte civil de solidarité (pacs) apparaissait comme une révolution. Aujourd´hui, on débat du mariage gay et de l´homoparentalité.
Informer, analyser, commenter : ces trois dimensions du journalisme n´ont pas la même urgence. Les lecteurs attendent d´abord une information, aussi complète que possible ; puis des éclairages et des analyses ; enfin, une prise de position, si elle est nécessaire. Cela a été illustré par la nouvelle formule du Monde : depuis janvier 1995, l´éditorial n´occupe plus la première colonne de la ‘une’, mais figure en page intérieure.
Ce déplacement s´est accompagné d´un changement de style : l´éditorial actuel n´a pas le ton balancé de l´ancien ‘Bulletin’, qui, à force de nuances, se perdait parfois en circonlocutions.
Encore faut-il avoir chaque jour une opinion claire, sinon tranchée, sur un sujet d´actualité. Un comité de rédaction, réuni le 25 mai, a montré que les journalistes du Monde étaient partagés sur le mariage homosexuel, et encore plus sur l´homoparentalité. Cela n´a rien d´étonnant et correspond d´ailleurs aux clivages que l´on constate dans le courrier des lecteurs.
Des clivages pas nécessairement liés à l´âge, aux options politiques ni même aux croyances religieuses. ‘Agée de 25 ans et militante UMP, je ne me reconnais pas dans les arguments avancés par les détracteurs du mariage des homosexuels’, écrit par exemple Bleuzenn Pech de Pluvinel (Rueil-Malmaison). ‘Bien que catholique pratiquant, marié à l´église, affirme pour sa part Hubert Marchal (Asnières), il me semble que le mariage civil n´a aucune raison de ne pas être appliqué à tous les couples qui se forment dans le cadre de la loi. Que ceux pour qui le mariage hétérosexuel reste le modèle, et je les comprends, conservent le mariage religieux.’ Même l´adoption d´enfants par des personnes du même sexe ‘serait un bien’selon lui, et c´est pourquoi, ‘sur le plan moral, ce progrès doit être accepté et promu’.
INVERSEMENT, Jean-Paul Pouliquen (Paris) demande à ses amis socialistes de ne pas faire ‘un grand pacs en arrière’. Le pacte civil de solidarité, créé en 1999, n´a pas été conçu comme un sous-mariage, remarque- t-il, mais comme ‘un statut moderne, de liberté contractuelle. Contrairement au mariage, ce n´est pas un moule préétabli par l´Etat, mais un contrat par lequel seuls les partenaires définissent ce qu´ils veulent s´autoriser ou s´interdire’.
Dans sa chronique du 29 mai (‘Triste mariage gay’), Eric Fottorino s´étonnait que l´on réclame le ‘droit à fonder une famille hors des lois de la nature’. Il ajoutait : ‘Nul ne se demande si les enfants ont le droit de ne pas avoir des parents homos.’ Qui pourrait garantir qu´un enfant élevé par deux personnes du même sexe ne subirait aucun dégât psychologique ? ‘Un principe de précaution devrait s´imposer pour que la fête ne soit pas triste.’
Cela lui a valu des lettres enthousiastes. ‘Merci, merci, je vous embrasse de joie et de reconnaissance, écrit Mme Bricout, de Meudon (Hauts-de-Seine). Enfin quelqu´un qui ose dire ce qu´il pense, à contre-courant, alors que la trouille de ne pas être dans le vent s´est emparée de tous…’ Et Philippe Escaich (Paris) : ‘Depuis environ deux mois, Le Monde nous tient, minute par minute, au courant des développements de cette affaire qui tient le monde entier en haleine. Un discours béat et quasi prosélyte nous assène que ce mariage est un droit et que, par conséquence, les enfants sont aussi un droit. Quelle surprise donc de lire la chronique d´Eric Fottorino qui – après l´inattendu Jospin – se risque à affronter l´atmosphère de terrorisme intellectuel qui règne dans ce domaine…’
Plusieurs lecteurs, en revanche, ont réagi vivement à ce qu´ils considèrent comme de l´homophobie. Vu le nombre ‘de gens tristes, névrosés, mal dans leur peau, issus de familles ‘naturelles’, le principe de précaution ne devrait-il pas s´appliquer d´abord au mariage des couples hétérosexuels ?’ commente ironiquement Odile Chopard (Besançon).
‘Qui oserait encore soutenir que la finalité du mariage est la procréation ? demande Didier Pire, avocat à Liège (Belgique). Quant à ‘la nature’, depuis quand commande-t-elle l´organisation sociale ? Et quelle nature ? Les animaux ? Sûrement pas. La nature humaine ? La belle affaire ! Celle de Platon qui considérait l´esclavage comme ‘naturel’ ? Celle du code Napoléon qui considérait que la femme était ‘naturellement’ soumise à son mari ? Reconnaissez au moins que le mariage homo va nécessairement banaliser l´homosexualité et donc réduire l´homophobie.’
Notre lecteur de Liège a dû trouver quelques motifs de satisfaction dans l´éditorial du 5 juin. Le Monde a jugé en effet nécessaire de prendre position à la veille du mariage annoncé à Bègles. Son silence n´aurait-il pas paru bizarre ?
Malgré des précautions et des balancements ‘à l´ancienne’, cet éditorial plaide pour l´innovation : ‘Le défi est bien là. Entre la crainte de perdre des repères sociaux et symboliques majeurs et l´espoir de voir les homosexuel(le)s accéder à la reconnaissance pleine et entière de leurs droits après des siècles d´ostracisme. On préférera parier sur l´espoir plutôt que sur la crainte.’
En d´autres termes : tenons compte des nouveaux comportements sociaux plutôt que des normes et des règles. Mais cet éditorial est suffisamment riche d´arguments et de nuances pour permettre à des lecteurs de se forger une autre opinion.’