‘Un courriel, reçu mercredi 6 avril et signé Joëlle Goutal, de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne). ‘Je commence toujours la lecture du Monde par le courrier des lecteurs – espace de liberté où il m´arrive parfois de trouver des voix inattendues, un talent, un humour revigorants. J´ai cherché en vain, depuis quelques jours, une trace du ‘ras-le-bol’ dont de très nombreux lecteurs vous ont sûrement fait part quant à la place accordée à la mort de Jean Paul II et à la façon dont vous en avez rendu compte. Auriez-vous par hasard censuré les mécréants qui ont eu l´audace de s´exprimer ? Même ma mère, vieille catholique pratiquante, s´indignait l´autre jour devant moi : ‘Je viens d´écouter France-Inter, je me suis demandé si je n´étais pas tombée par erreur sur Radio Notre-Dame.’ Elle aurait pu en dire autant du Monde… Aurais-je, par erreur, acheté La Croix ?’
Chère lectrice, nous avons reçu un certain nombre de protestations, mais il n´y a eu aucune ‘censure’. Le médiateur a seulement mis de côté ce courrier pour lui consacrer la chronique que vous êtes en train de lire. Sachant que tout le monde n´écrit pas pour se plaindre : croyants ou non croyants, admirateurs du pape ou partisans d´une Eglise aux pieds nus, les lecteurs du Monde sont encore plus partagés sur le Ciel que sur la Constitution européenne…
‘Qu´est-ce qui vous arrive, vous n´avez plus le sens de la mesure ?’, demande William Ameri. ‘Je fais une overdose ! Je ne nie pas l´importance de l´événement, mais vous en faites vraiment trop’, écrit Annie Varrault. Et Michel Bellin : ‘Comme si la planète s´était depuis quelques jours arrêtée de tourner, comme s´il ne s´y passait absolument rien d´autre que ce tsunami de larmes et d´eau bénite !’
Les lecteurs du Monde sont aussi auditeurs, téléspectateurs et internautes. Ils ne font pas toujours la distinction entre ce qu´ils ont lu, vu et entendu. Réagissant à un climat général, il leur arrive de confondre les cibles. C´est au journal qu´on s´en prend parfois parce que telle radio a poussé le bouchon un peu loin ou que telle chaîne de télévision a basculé dans la ‘papolâtrie’…
Après le tsunami, qualifié de catastrophe universelle, voici donc un deuil universel. Pour chaque grand sujet d´actualité, désormais, le débordement médiatique devient la règle. Les événements prévisibles sont ‘couverts’ de plus en plus tôt par les journaux. On anticipe, de crainte d´arriver après les autres. Et on finit inévitablement par se répéter.
La mort de Jean Paul II n´a pas pris de court les médias. Ils l´avaient prévue, s´y étaient préparés, et depuis longtemps. Quitte à être eux-mêmes surpris par l´impact de l´événement qu´ils ont contribué – avec les autorités vaticanes – à mettre en scène et à magnifier. Ainsi va la machine médiatique, qui rend compte d´une émotion collective, bien réelle, tout en l´amplifiant. L´événement se nourrit en quelque sorte de lui-même.
Mais la force de cet événement prévisible est qu´il est aussi… totalement imprévisible : la succession d´un pape donne toujours lieu à des interrogations et des surprises. Autant dire que l´avalanche médiatique n´est pas finie. Jusqu´à l´issue du conclave, il faut s´attendre à des reportages, des analyses, des commentaires et des rappels historiques.
La désignation du chef de l´Eglise catholique intéresse d´autant plus qu´elle est moins fréquente qu´une élection présidentielle. Le secret qui l´entoure et ses modalités d´un autre temps la rendent très ‘journalistique’. Après la fumée blanche, ce sera la découverte du successeur de Jean Paul II, le choix de ses collaborateurs, ses premières déclarations… Henri Tincq, chroniqueur religieux du Monde, qui a déployé toute sa compétence depuis quelques semaines, n´est pas près de partir en vacances !
Le journal est contraint de préparer de leur vivant la nécrologie des grands de ce monde, surtout s´ils sont âgés ou malades. Jean Paul II ayant été victime d´un attentat, un premier cahier de douze pages avait été rédigé à la fin des années 1980. Il a été actualisé à plusieurs reprises, puis a permis de célébrer les 25 ans de son pontificat en octobre 2003. Et c´est un tout autre supplément qui a dû être rédigé en cours de route pour être publié le jour de sa mort.
L´agonie de Jean Paul II a donné lieu à un difficile exercice journalistique. On ne voulait être en retard ni sur l´événement… ni sur les confrères. Le décès ayant été annoncé samedi soir, c´est Le Journal du dimanche qui en a ‘bénéficié’. Le Monde, lui, a pris des risques.
‘Comment avez-vous pu écrire samedi (dans votre édition datée 3–4 avril) ‘Ce pape qui vient de mourir’, plusieurs heures avant que cela se produise ?, demande un lecteur du Vésinet (Yvelines), Rémi Hascal. Joli coup de poker ! Et si le pape n´était pas mort samedi ?’ Bien que se déclarant athée, Catherine Deville Cavellin (courriel) trouve ‘extrêmement indécentes cette avalanche de détails sur un homme qui agonise et ces amorces de chroniques nécrologiques avant qu´il ne soit mort’.
Jean Paul II s´est éteint samedi à 21 h 37. Le Monde était en vente à Paris depuis midi avec un cahier spécial retraçant sa vie et parlant de lui à l´imparfait. Fallait-il laisser passer le week-end et ne publier ce supplément que le lundi à midi, pour le diffuser mardi matin en province ? Le Figaro et Libération avaient déjà publié leurs cahiers spéciaux. Il a été décidé de ne pas attendre l´annonce du décès, en se fondant sur le communiqué médical de la veille au soir (‘des paramètres biologiques sérieusement compromis’) et une révélation plus personnelle du cardinal Camillo Ruini, vicaire de Rome, bien informé, qui avait dit : ‘Le pape voit déjà et touche déjà le Seigneur’…
Jean Paul II ne compte pas que des admirateurs parmi les lecteurs du Monde. ‘Aucun prince, aucun chef d´Etat n´avait, jusqu´à ce jour, pensé à mettre son agonie en scène, écrit Michel De Wan, de Louvain-la-Neuve (Belgique). Comme le Christ crucifié, Karol Wojtyla souffre le martyre et il veut que le monde entier le sache. En même temps que lui, des centaines de milliers de femmes et d´hommes agonisent, sans ors, sans médecin et, bien sûr, sans caméra. Parmi eux quelques-uns de ces sidéens, surtout africains, que Karol a piégés dans la mort prématurée en leur interdisant l´usage du préservatif au nom de sa ‘foi’.’
D´autres lecteurs ont été choqués par la tonalité positive des premiers commentaires du Monde. Anne Torunczyk (Aix-em-Provence) ne comprend pas que le journal se soit ‘laissé gagner par l´hystérie collective’. Pourquoi, demande-t-elle, ‘ces éditoriaux pleins d´éloges et de componction, ces articles montrant Jean Paul II comme un bienfaiteur de l´humanité, et la plus grande discrétion, par contre, pour tout ce qui concerne son attitude rétrograde insupportable envers la sexualité et la condition des femmes’ ?
Jacqueline Ferreras (Paris) va dans le même sens : ‘ Comment oublier que Jean Paul II est passé à côté du problème vital le plus essentiel de son époque : celui de la sexualité. Après cela, vous vous étonnez que la jeunesse délaisse la lecture de la presse !’
Jean Paul II n´était pas encore enterré que Le Monde ouvrait ses colonnes à deux théologiens contestataires, Hans Küng et Leonardo Boff, dans le numéro du 7 avril. Ni l´un ni l´autre ne ménageaient le défunt. De quoi valoir au journal une nouvelle vague de lettres et courriels, mais dans un tout autre sens que les précédents…
Le Monde a toujours attaché de l´importance à l´actualité religieuse, qu´il ne traite jamais par la dérision. Il accueille naturellement tous les points de vue, mais n´a pas à prendre parti lui–même dans des questions internes aux différentes confessions. Sauf quand elles ont une incidence sur la vie sociale, comme pour l´avortement, la contraception ou le port du voile à l´école publique.
Trouver la bonne distance n´est pas toujours facile. Surtout lorsqu´un pape hors normes comme Jean Paul II vient brouiller les frontières, démentir beaucoup d´analyses sociologiques et, dans un dernier exploit, faire carillonner pendant quelques jours toutes les cloches du village planétaire.’