"Un couteau, visiblement… Le dessin ci-contre, publié sans commentaire en page Horizons, dans Le Monde daté 30-31 mai, a ému plus d´un lecteur.
‘Image meurtrière’, estiment Arielle Denis (Mouvement de la paix), Philippe Gumplowicz (La Paix maintenant) et Léopold Braunstein (centre Medem).
Ils réagissent ensemble au nom du collectif Deux peuples, deux Etats, qui soutient les initiatives de paix israélo-palestiniennes. ‘Ce couteau, écrivent-ils, sépare l´Egypte et la Jordanie comme les chairs d´un même corps. L´effet de perspective est saisissant. Le poignard-Israël n´est pas une simple épine, mais une lame solidement enfoncée qui tranche les chairs des victimes. Les villages de Salem et Barta´a sont les gouttes de sang qui restent sur la lame, une fois le coup porté. On ne s´étonnerait pas de trouver cette image dans les journaux les plus anti-israéliens, sinon les plus antisémites. Ce poignard a des relents de crime rituel commis par un Etat. Image d´un autre temps ? Que faire d´un poignard planté dans ses chairs, sinon l´ôter et refermer les plaies ? L´existence même de ce territoire sans nom est une blessure qui ne se refermera que lorsque la lame sera détruite.’
L´auteur du dessin, Maxime Lemoyne, ne s´attendait pas à provoquer de telles réactions. Il affirme n´avoir pas exprimé une opinion partisane. ‘L´image du poignard m´est apparue brusquement, dit-il, comme une hallucination, en regardant une carte géographique. Ce couteau n´a pas de nationalité. Je ne l´assimile pas plus à Israël qu´à la Palestine. La violence de cette image est en résonance avec celle qui endeuille la région.’
Il a beaucoup été question d´un autre couteau ce mois-ci à Epinay-sur-Seine (Seine-Saint-Denis). Vendredi 4 juin dans l´après-midi, un adolescent juif, pensionnaire d´un institut talmudique, est frappé en pleine rue à l´arme blanche. Son agresseur, de type nord-africain selon des témoins, aurait crié ‘Allah Akbar’ (‘Dieu est grand’) avant de s´enfuir. Heureusement, le jeune homme est secouru à temps et échappe à la mort, mais l´affaire suscite une grande émotion.
Le Monde daté 6-7 juin, paraissant samedi à midi, titre en première page : ‘Cette agression antisémite qui bouleverse la France’. L´éditorial remarque : ‘Cela se passe en France. En Europe. Dans ce pays, sur ce continent où les juifs furent stigmatisés, persécutés, exterminés. Deux jours avant la célébration du soixantième anniversaire du Débarquement allié en Normandie, qui allait signifier le début de la fin de la barbarie nazie, un jeune juif français, portant la kippa, a été agressé en pleine rue par un homme qui lui a porté un coup de couteau à la poitrine en criant ‘Allah Akbar’. (…) L´antisémitisme a franchi une nouvelle étape. On ne peut que rapprocher les deux événements (…).’
Après la sortie du journal, samedi à 21 h 22 exactement, une dépêche AFP signale que deux autres agressions à l´arme blanche ont été commises à Epinay vendredi soir. L´une des victimes est arabe, la seconde haïtienne. Pourquoi l´apprend-on si tard ? Mystère. Et la liste va s´allonger : dimanche matin, il est question de deux victimes supplémentaires, l´une d´origine guinéenne, l´autre portugaise. Au total, en quatre jours, neuf agressions ou tentatives d´agression de ce type seront signalées dans la commune. Eskander Guessine, 32 ans, comptable au chômage, est arrêté et mis en examen pour ‘tentatives d´homicide volontaire commises en raison de l´appartenance ou de la non-appartenance, vraie ou supposée, de la victime à une ethnie, à une nation, à une race ou à une religion déterminée’. Au cours de sa garde à vue, ce Français de père algérien et de mère tunisienne se déclare ‘victime d´un complot organisé’ par les personnes blessées.
DÈS le 6 juin, sans attendre ces derniers développements, des lecteurs ont écrit au Monde pour protester. ‘En l´espace de quelques heures, affirme Marie-Hélène Yessayan (courriel), dans une précipitation affolante, dans une surenchère de mots, sans vergogne et sans l´ombre d´un doute, une véritable cabale a été montée implicitement contre les musulmans.’
L´attitude du Monde lui-même est critiquée sans ménagement par certains lecteurs, comme le docteur Abdel-Rahmene Azzouzi, du service d´urologie de l´hôpital de Sheffield (Grande-Bretagne) : ‘Dans l´éditorial du Monde, il n´est laissé aucune place au doute quant au motif antisémite de l´agression du jeune adolescent juif par un musulman fanatique. Cette manière irrationnelle de se ruer vers des conclusions hâtives (…) exige que vous fassiez amende honorable. Le Monde a fait preuve d´un amateurisme, si ce n´est d´un manque de déontologie, déconcertant.’
Plus direct, Ali Khalaf (Dakar) demande : ‘Allez-vous publier un éditorial dans lequel vous vous excuserez auprès de la ‘jeunesse des banlieues’, celle appartenant à la ‘communauté maghrébine’, que vous assimilez ni plus ni moins aux pires antisémites de l´Histoire dans votre éditorial bâclé du 6 juin ?’
Il faut se remettre dans le contexte de cette journée. On était à la veille des élections européennes, et les chefs de file des deux principales listes dans la région parisienne étaient des militants antiracistes. Par ailleurs, des juifs venaient d´être victimes de coups ou de menaces, à Créteil et à Boulogne-Billancourt. Tout ce que la France comptait d´autorités, politiques ou religieuses, avait stigmatisé la première agression d´Epinay, qui ressemblait furieusement à un acte antisémite.
Le Mondepouvait-il se dispenser de commenter cet événement le lendemain de l´agression ? Devait-il attendre un jour ou deux, pour y voir plus clair ? Publié le lundi au lieu du samedi, son éditorial aurait eu évidemment une autre tonalité. Ne fallait-il pas, en tout cas, s´exprimer avec plus de prudence, compte tenu d´affaires antérieures où les apparences avaient été trompeuses ?
ON ne connaît d´ailleurs pas, à l´heure qu´il est, les résultats de l´enquête. Mieux vaut rester prudent et mesurer ses mots. On ne peut même pas titrer, comme on l´a fait dans Le Monde du 10 juin, qu´un ‘suspect sérieux’ a été reconnu par des victimes et sous-titrer sur ‘des personnes qu´il avait attaquées’. Au nom de la présomption d´innocence, ‘sérieux’ était de trop ainsi que ‘qu´il avait’, comme le fait remarquer Jean-Claude Orieux, lecteur de Saint-Jean-des-Mauvrets (Maine-et-Loire).
En matière d´antisémitisme, particulièrement, la moindre tournure de phrase un peu ambiguë est susceptible de faire réagir. En voici deux exemples.
Jean-François Lévy, du Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), a été choqué de lire dans Le Monde du 17 juin, à propos du ‘déferlement de la haine raciste sur Internet’, la phrase suivante : ‘Musulmans-islamistes, juifs-sionistes, Américains-nazis, la logique de l´amalgame règne et, avec elle, le risque de passage à l´acte.’ Il proteste : est-ce à dire que ‘les sionistes sont, parmi les juifs, l´équivalent des islamistes chez les musulmans ou des nazis chez les Américains’ ?
Pierre Robert Baduel, directeur de l´Institut de recherches sur le Maghreb contemporain, à Tunis, a lu pour sa part dans Le Monde du 15 mai qu´une ‘série d´inscriptions antisémites’ ont été découvertes à Lille. L´article en citait trois : ‘Destruction de l´Etat hébreux’, ‘Vive la Palestine’ et ‘Hitler, où es-tu ?’. M. Baduel s´étonne : ‘ Si ‘Destruction de l´Etat hébreu’ et ‘Hitler, où es-tu ?’ sont qualifiables d´écrits antisémites, je ne vois pas comment considérer comme antisémite l´inscription ‘Vive la Palestine’.’
Etait-ce la même main qui avait griffonné les trois inscriptions ? M. Baduel ne le sait pas plus que nous. Il sait seulement, ‘en tant que chercheur, combien il nous faut être vigilants à tous les instants pour ne pas ajouter aux passions, aux incompréhensions et aux susceptibilités infinies entre les communautés autour de la question israélo-palestinienne. Ce qui est une exigence pour les chercheurs, ajoute-t-il, est sans doute encore plus une responsabilité pour les journalistes, du fait que leurs écrits touchent le grand public.’"