Saturday, 23 de November de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1315

Robert Solé

‘Deux balles mortelles. Deux balles perdues qui ne lui étaient pas destinées… Dimanche 19 juin, à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), un garçon de 11 ans, Sidi-Ahmed Hammache, brillant élève de CM2, est tué devant son immeuble. Le surlendemain, le ministre de l’intérieur, Nicolas Sarkozy, se rend sur place et monte à pied ­ l’ascenseur est en panne, comme d’habitude ­ jusqu’à l’appartement de la victime. Devant la famille éplorée, il déclare : ‘Les coupables seront retrouvés et punis. Dès demain, on va nettoyer au Kärcher la Cité des 4 000. On y mettra les effectifs nécessaires et le temps qu’il faudra, mais ça sera nettoyé.’

La visite du ministre n’était pas annoncée. C’est par hasard qu’une journaliste du Monde , Marion Van Renterghem, se trouvait dans l’appartement. Venue faire un reportage sur ce quartier en état de choc, elle y avait été conduite par une amie et s’était retrouvée, sans présentations, parmi les femmes en pleurs.

Dans son article du lendemain, elle fait état des propos du ministre et de ses conversations avec des habitants de la cité. Ceux-ci sont persuadés que la drogue n’est pas la raison des coups de feu : ils évoquent un drame amoureux, l’histoire d’un Comorien qui ‘sortait’ avec la soeur d’un Tunisien. Un West Side Story version Courneuve.

Plutôt que de traiter la mort du jeune Sidi-Ahmed comme un fait divers, Le Monde a choisi d’observer la vie quotidienne à la Cité des 4 000. De deux façons différentes : Marion Van Renterghem s’est mise à l’écoute des habitants, et Piotr Smolar dans le sillage des policiers.

Grand reporter, Marion Van Renterghem avait fait, en 2003, une plongée dans l’Amérique profonde, qui allait lui valoir le prix Albert-Londres. Le choix de Topeka (Kansas) s’était décidé comme par jeu, en pointant le doigt sur le centre de la carte des Etats-Unis. Un bain de deux semaines, sans connaître personne au départ. ‘Vous venez de France pour écrire sur Topeka ? C’est une blague !’ , disaient les habitants incrédules.

‘J’aime me mettre dans les pantoufles des gens’ , explique cette journaliste de 40 ans, qui a travaillé précédemment dans l’enseignement, l’édition et la librairie. Mais, même pour un très bref séjour à la Cité des 4 000, aux portes de Paris, il lui fallait un guide, pour ne pas dire un ‘fixeur’. C’est un monde qui a ses lois et ses codes d’accès. On n’y aime guère les curieux. Le lendemain de la mort de Sidi-Ahmed, un reporter de RTL ne s’est-il pas fait rouer de coups ?

‘U ne femme inquiète moins, surtout quand elle n’a ni micro ni caméra, dit Marion Van Renterghem. Il faut se fondre dans le décor, faire oublier qu’on est là.’ Elle a pu être hébergée et pilotée par une amie maghrébine vivant sur place. ‘A La Courneuve, écrira-t-elle dans Le Monde du 1er juillet, dans la Cité des 4 000 divisée en trois ‘barres’ gigantesques, sales et laides, il y a des Rebeus et des Renois (des Beurs et des Noirs). Il y a aussi des Tamouls, des Pakistanais, des Indiens ou des Chinois (pas encore intronisés en verlan).’

La parenthèse était de trop, et plusieurs lecteurs se sont empressés de le signaler : ‘Vous avez un trôm de retard. Il y a plusieurs années déjà que les Chinois sont connus dans le 9-3 sous le nom de Noiches’ , indique Hervé Gobelin (courriel). ‘Noichs ou Noichis, précise Lionel Barbe, enseignant doctorant en sciences de l’information à l’université de Versailles. Pour les Indiens, le terme consacré est Douins. Cela donne par exemple : un Douin et un Noichi se baladaient dans la téci lorsqu’ils sont tombés sur un Renoi qui vendait du teuch à un Rebeu.’

PASSONS sur cette erreur minuscule. L’un des mérites de ce reportage était de délier les langues sur le conflit qui oppose Noirs et Maghrébins, maintenant que les Cefrans (Français de souche), dont les Feujs (juifs), ont déserté les ‘4 000’ : ‘Les beurs, au taux de fécondité ‘normalisé’ (deux ou trois enfants), mieux insérés dans la société, soucieux de scolariser leurs enfants, reproduisent envers les immigrés africains le rejet qu’ils avaient subi des Blancs, quelques décennies plus tôt. Et parmi les Africains, les Maliens sont pointés du doigt, avec leur pratique de la polygamie. ‘

Par crainte de représailles sur ses propres enfants, l’amie maghrébine n’a pas osé accompagner la journaliste du Monde chez Nadia B., par laquelle, involontairement, le drame est arrivé. C’est au cours d’une conversation d’une heure et demie, sur des marches d’escalier, que cette jeune femme de 21 ans, d’origine tunisienne, s’est confiée à Marion Van Renterghem. Elle lui a raconté comment Mahmoud, son ex-ami, d’origine comorienne ­ il est accusé d’avoir tiré sur le frère de Nadia ­ était rejeté par la famille de celle-ci, car rien n’est ‘pire’ que de sortir avec un Noir : ‘ce n’est pas du racisme’ , mais ‘il faut rester parmi son peuple’ .

De telles confidences ne s’obtiennent pas par téléphone. Un journaliste du Figaro , qui, de son bureau, avait cru interviewer la jeune femme, a reproduit les propos d’une autre, qui s’était fait passer pour elle…

CHARGÉ au Monde de la rubrique Police, Piotr Smolar s’est entretenu, lui, avec le commissaire principal de La Courneuve, puis avec plusieurs de ses adjoints, qui ont une longue pratique de ces quartiers. Et, pendant le reste de la journée, il a accompagné en voiture une patrouille de la brigade anticriminalité (Le Monde du 30 juin).

On ne tient pas une telle rubrique sans établir des relations de confiance avec les policiers. ‘Chez eux l’aspect affectif est très important, dit Piotr Smolar, 31 ans, entré au Monde en 2002 après avoir été correspondant du Figaro à Moscou. Les policiers ont souvent l’impression d’être mal aimés. Leur travail au quotidien dans des quartiers comme la Cité des 4 000 est pénible et réclame une finesse de jugement. Il ne s’agit pas d’une guerre urbaine, comme le suggèrent parfois certains responsables politiques, mais à tout moment la situation peut dégénérer, pour un détail. Les policiers et les jeunes se connaissent bien. Les premiers cherchent à se faire respecter, les seconds les testent et les défient. C’est un rapport de forces permanent.’

Un ingénieur de 26 ans, Thomas Ung, exprimait dans notre courrier des lecteurs du 5 juillet toutes les contradictions de ces quartiers et de leurs habitants. Commençant par défendre La Courneuve où il réside, vantant ‘des endroits agréables à vivre’ dans cette commune, il n’en défendait pas moins la volonté de M. Sarkozy d’y ‘faire le ménage’, avant de préciser : ‘Ma mère s’est fait agresser deux fois et n’ose plus sortir le soir. Ma soeur aussi (…). Parfois, lorsqu’on me demande où j’habite, j’ai honte de le dire ! Moi aussi, je songe à quitter la ville…’

Comment rendre compte de ce qui se passe aux portes de Paris ? Ces dernières années, par des reportages ­ encore trop peu nombreux ­ Le Monde a commencé à sortir d’une myopie collective qui interdisait de regarder en face des réalités aussi désastreuses que dérangeantes. Il est quand même plus facile ­ et moins cher ­ de se rendre à La Courneuve ou à Nanterre qu’en Irak ou en Afghanistan !

‘Nous devrions traîner davantage nos guêtres dans ces quartiers, et pas seulement quand il y survient des drames, quand les nerfs sont à vif et les esprits surchauffés’, dit Piotr Smolar. C’est aussi l’avis de Marion Van Renterghem, qui aimerait retourner à la Cité des 4 000, un peu plus longuement cette fois. Pour y traîner ses guêtres ou, plutôt, se remettre ‘dans les pantoufles des gens’.’