‘Une lectrice parisienne, Nathalie Rizzoni, se souvient. ‘C´était un vendredi. elle s´appelait Marie L. Son compagnon était charpentier. Pardon, menuisier. Marie et son enfant de treize mois furent ce jour-là juifs treize minutes durant. Non, ce n´était pas un vendredi treize.
Mais un vendredi presque saint, jour de cruci-fiction. Marie a porté sur sa chair ce jour-là les stigmates de la passion, trois croix gammées, tracées sur son ventre en capitales romaines, tandis que les centurions maghrébins et africains qui l´avaient ‘violentée’ emportaient une mèche de ses cheveux en guise de relique. La foule spectatrice – blacks, blancs, beurs, toutes obédiences confondues -, avide et impavide, n´a, une fois de plus, pas bronché devant l´indicible supplice. Les miasmes de ce fait divers dont la barbarie nous renvoyait au degré zéro de notre ère se sont propagés avec une rapidité foudroyante dans les quotidiens nationaux, en même temps que sur les ondes, grandes et petites, radiophoniques et télévisuelles. Comme si les Français, quand ils ont mal à la France, plongeaient la tête la première dans la mare de l´infamie pour échapper à un déluge de reproches…’
L´abondant courrier reçu au Monde depuis une douzaine de jours n´a pas souvent cette poétique ironie. Des lecteurs commentent avec virulence le désastre politico-médiatique survenu en plein été.
L´histoire inventée par Marie Leblanc n´avait pas fait l´objet d´une manchette dans Le Monde du 13 juillet, mais d´un titre plus discret de première page (‘Indignation après l´agression antisémite dans le RER’). Avec, cependant, plusieurs articles présentant les faits comme acquis, un éditorial très ferme (‘Le civisme en berne’) et une chronique d´Eric Fottorino encore plus tranchée (‘Méthode de nazis’).
Le surlendemain, tout en soulignant une responsabilité collective (‘Comment la République s´est emballée’), Le Mondereconnaissait avoir lui-même commis une faute : ‘Nous en devons excuses aux jeunes des cités issus de l´immigration maghrébine ou africaine, stigmatisés à tort. Nous en devons aussi excuses à nos lecteurs qui peuvent à bon droit nous reprocher de ne pas avoir suffisamment fait place au doute.’ Eric Fottorino battait sa coulpe de son côté, tout en rappelant ‘les risques du métier’.
Ces excuses ont été appréciées par des lecteurs comme Nasredine Hamou (courriel) : ‘J´ai trouvé ça très honnête, très fort et très courageux.’ Quant à Houssnie Bouhennicha, ‘jeune femme d´origine maghrébine’, elle se dit soulagée ‘d´être considérée comme une citoyenne française à part entière après avoir été profondément blessée’ par tout ce qu´elle avait lu et entendu pendant quarante-huit heures. Elle ajoute : ‘Sachez que vous n´avez pas été les plus véhéments.’ En effet, d´autres médias ont été encore plus péremptoires que Le Monde, alors que ceux qui ne sont pas tombés dans le piège de Marie Leblanc doivent se compter sur les doigts de la main.
Le mea culpa du journal a pourtant choqué Christian Piérard, de Puteaux (Hauts-de-Seine). Selon lui, ‘les seules excuses à présenter par les médias doivent l´être à leurs lecteurs et auditeurs, quels qu´ils soient, et certainement pas à des communautés en tant que telles, comme les Maghrébins ou les Africains, sauf de la part de ceux, médias ou hommes politiques, qui leur auraient imputé une responsabilité collective dans l´affaire…’ Même réaction de Dominique Estève, de Beaune (Côte-d´Or) : ‘Vous écrivez : ‘Nous en devons excuses aux jeunes des cités issus de l´immigration, stigmatisés à tort…’ Doit-on comprendre, que si le récit de l´agression avait été véridique, il eût été légitime de stigmatiser ‘les jeunes des cités issus de l´immigration’ ?’
D´autres, comme Jean-Paul Depecker, de La Chaise-Dieu (Haute-Loire), reprochent au Monde d´avoir oublié de s´excuser auprès d´une autre catégorie de population ‘stigmatisée à tort’ : celle des ‘passagers inertes’ de la fameuse rame du RER, coupables d´une ‘odieuse passivité’. Une lectrice de Grigny (ligne RER D), Charlotte Lemaignen, écrit : ‘Je pense que vous ne devez pas prendre souvent le RER… Ces gens sont pressés le matin, souvent fatigués le soir, parfois bougons, stressés par l´inconfort et la promiscuité régnant dans les transports en commun, mais, pour la plupart d´entre eux, encore capables d´aider à hisser dans un wagon une poussette ou une lourde valise, de laisser leur place à une personne âgée, à une femme enceinte ou avec de jeunes enfants, d´aider les touristes à se repérer, de plaisanter les jours de grève et, quand il le faut, de tirer le signal d´alarme. Le racisme m´inquiète. Mais la France de l´élite politique et médiatique qui méconnaît et mésestime son peuple me préoccupe aussi.’
COMMENT avez-vous pu gober cette affaire ? demandent plusieurs lecteurs, dont Georges Strauss (Paris). ‘Ne pensez surtout pas que ‘durant 48 heures tout le monde a cru au récit de Marie L.’ ! Pour des personnes au contact avec les réalités (comme vous ne semblez pas l´être), ce récit sonnait archifaux : il paraissait infiniment improbable, pour ne pas dire impossible, qu´une telle agression puisse se produire dans un lieu public sans que PERSONNE n´intervienne ! Non, contrairement à ce que vous avez écrit, ‘du chef de l´Etat aux médias’, ces deux jours n´ont pas ‘affolé la France’ : peut-être parce que celle-ci pense et vit de façon foncièrement différente des ‘princes qui nous gouvernent’ et des médias.’
Des doutes, il y en a eu, y compris à la rédaction du Monde. Ils ont été exprimés et débattus dimanche soir 11 juillet au cours d´une réunion. Paradoxalement, pour une fois, on disposait d´un peu de recul (c´était le week-end). Mais les raisons de se méfier ont été dissipées par l´attitude des plus hautes instances de l´Etat, qui ont fait preuve dans cette affaire d´autant d´assurance que de légèreté.
Piotr Smolar, du service Société, explique : ‘Dimanche, au lendemain des prises de position officielles de l´Elysée et du ministère de l´intérieur qui avaient validé l´agression, nous avons eu plusieurs contacts téléphoniques avec de hauts responsables policiers. Ces interlocuteurs ont qualifié les déclarations de Marie Leblanc de crédibles, tout en regrettant qu´aucun témoin ne se soit manifesté. Le soir, le ministère de l´intérieur nous expliquait qu´il n´y avait aucune raison de douter de sa version des faits. Par conséquent, lundi matin, nous ne pouvions pas formuler de doutes étayés sur l´agression. Ces doutes ne sont apparus qu´en début de soirée, lundi, lorsqu´on a su que ni la ‘victime’ ni ses ‘agresseurs’ n´étaient visibles sur les enregistrements vidéo à la gare de Sarcelles.’
Mais des lecteurs abordent la question de manière plus générale. Jean-Pierre Boureau (courriel) soupçonne Le Monde de vouloir se rattraper après avoir longtemps nié des réalités dérangeantes : ‘L´antisémitisme musulman que vous avez l´air de découvrir depuis quelques mois existe depuis de nombreuses années, mais il était bien pratique de focaliser l´antisémitisme sur quelques fanatiques d´extrême droite. Vous parlez dans votre éditorial de signes inquiétants de repli communautaire. Vous avez la mémoire courte ! Il a été développé dans vos colonnes pendant les années 80 des centaines d´articles et prises de position nous démontrant que le communautarisme serait une richesse pour la France. On voit maintenant à quoi aboutissent de tels aveuglements.’
Bernard Rostagno (courriel) renchérit : ‘L´événement n´a plus d´importance, il ne sert que de support pour provoquer l´émotion légitime des gens normaux. Il stigmatise les tensions ethniques et culturelles à travers les mots chargés d´émotion, culpabilise le spectateur qui n´a pas le bon réflexe d´avertir et de donner l´alerte. Les médias du quotidien sont prompts à informer sur des faits présumés, les vérifications viennent après, il ne faut pas rater l´événement porteur de Médiamat.’
Michel Baffray (Santiago du Chili) enchaîne : ‘Ah ! Quelle vélocité intellectuelle à fustiger, quelle propension hâtive à donner des leçons à tous et à chacun. Bon nombre de beaux esprits sont naturellement enclins à l´incroyable et au fantastique pour peu que leur imaginaire colle à l´idée qu´ils se font de la réalité. Tout se passe comme si, quel que soit son degré de vraisemblance, chaque fait divers de cette nature s´organisait évidemment, comme une pièce supplémentaire et si possible d´un niveau d´horreur toujours plus achevé, dans un ensemble préconstitué, prouvant ainsi le bien-fondé de la pensée de la gente éclairée.’
Il est plus difficile de faire du journalisme au jour le jour, le nez collé à l´événement, que de le commenter après coup, à froid. La lourde faute qui a été commise à propos de Marie Leblanc incite cependant à rappeler deux exigences :
1) S´exprimer au conditionnel quand on ne dispose que d´une seule source. Dans cette affaire, il y avait plusieurs sources policières, mais celles-ci – et on le savait dès le départ – ne se fondaient que sur l´unique témoignage d´une victime présumée, que Le Monde, pas plus que les autres journaux, n´avait réussi à joindre ;
2) Ne prendre des positions éditoriales tranchées que lorsque les faits sont établis. Sachant néanmoins qu´ils ne le sont pas toujours à cent pour cent et que la réalité est plus complexe que les règles simples et claires qu´on voudrait lui appliquer.
Concluons tout de même sur un sourire, avec ce clin d´œil d´Annie Maurens-Montariol (courriel) : ‘Elle nous a bien eus la petite Marie, mais ne la punissons pas trop, car elle nous a rendu un grand service. Je remercie Marie et je demande la clémence pour elle, car elle vient de donner une leçon de prudence ou d´honnêteté à ceux qui détiennent les pouvoirs de l´information et du politique et une leçon de méfiance systématique à tout citoyen.’’