‘Six semaines après la fausse agression antisémite dans le RER, Le Monde daté 22-23 août a interrogé des sociologues, philosophes ou historiens à propos de ‘Marie L., miroir de la société française’.
Pourquoi Marie L. et pas Marie Leblanc, alors que le nom de cette fabulatrice figurait dans les articles du journal après l´annonce de sa comparution devant un tribunal correctionnel ? Pourquoi, jugée et condamnée, bénéficierait-elle à nouveau de l´anonymat ? Un lecteur d´Orsay (Essonne), Alain Forchioni, s´en étonne et ironise : ‘Publieriez-vous le ‘scoop’ suivant : une certaine Bernadette C. subirait des violences de la part de son mari, le sieur Jacques C. ; ce dernier lui reprochant d´avoir entrepris, lors des dernières campagnes électorales, un rapprochement trop intime avec un nommé Nicolas S. ?’
‘Marie L.’, avec sa dose de mystère, sonne peut-être mieux que Marie Leblanc. De là à soupçonner Le Monde de mise en scène… Cécile Prieur, qui présentait ce dossier, explique que la rédaction n´a pas voulu se focaliser sur une personne, mais essayer de comprendre un fait de société et en tirer les leçons. D´où cet anonymat fictif.
Il n´existe qu´une seule règle en la matière : ne pas publier les noms des mineurs, même après une condamnation. Pour le reste, c´est affaire d´évaluation, sachant que l´on peut démolir l´honneur et la réputation d´un innocent. Faut-il révéler l´identité d´une personne accusée d´un crime ou d´un délit dès son interpellation ? Attendre une mise en examen ? Le placement sous écrou ? Le procès et la condamnation ? Cela dépend, chaque fois, de la nature des faits, des circonstances et de la notoriété des intéressés.
‘La sanction principale infligée à Marie Leblanc a été la médiatisation de sa mythomanie et la levée de son anonymat’, remarque un lecteur de Noisiel (Seine-et-Marne), André Sillam. Il juge raisonnable le verdict du tribunal de Pontoise (quatre mois de prison avec sursis, mise à l´épreuve de deux ans avec obligation de soins psychiatriques et versement d´un euro de dommages et intérêts à la SNCF). ‘La sanction, ajoute-t-il, n´avait pas à être proportionnelle à l´emballement médiatique produit par cette affaire, impact dont la jeune femme n´était pas responsable.’
L´avocat de Marie Leblanc nous a écrit, quant à lui, pour protester contre l´article de Cécile Prieur, qui commençait par cette phrase : ‘Elle aurait pu tenter sa chance au prochain jeu de télé-réalité ; elle a choisi de s´inventer un statut de victime pour accéder à la notoriété.’
Me Christophe Deltombe n´appelle sa cliente ni Marie L. ni Marie Leblanc, mais Marie Léonie. Or Le Monde avait eu l´occasion de préciser que l´intéressée refuse que le prénom de sa grand-mère maternelle (Léonie) soit ajouté au sien, même si elle a été déclarée ainsi à sa naissance. On s´y perd un peu. Décidément, dénomination et identité sont au cœur de cette affaire… Mais venons-en à l´argumentation de l´avocat.
‘Le 26 juillet
, affirme-t-il, je me suis efforcé de démontrer au tribunal correctionnel de Pontoise que Marie Léonie avait inventé son agression dans l´unique but de forcer son compagnon à s´occuper d´elle. (…) Marie Léonie n´a pas saisi la presse et si son image a pu apparaître çà et là, c´est à son insu ou, par la suite, sur des sollicitations manœuvrières discutables. (…) C´est bien la presse qui a fait de cet acte à portée privée un phénomène de société sur le thème de la victimisation médiatisée et non l´inverse. En d´autres termes, cette affaire révèle une fois de plus le besoin de faire coïncider les événements et les attentes médiatiques avec une forte tentation de les transformer pour les formater.’Cécile Prieur, elle, reste sur sa position : ‘Marie Leblanc a cherché, consciemment ou inconsciemment, à se faire connaître, et elle y a réussi.’ De toute manière, ce n´est pas l´essentiel de cette affaire. Constatons simplement que dans un journal, chargé en principe de dire les choses et non de les cacher, l´anonymat est une question qui se pose en permanence.
Qui parle ? Le Monde, comme l´indique son livre de style, ‘ne publie pas de citations non sourcées, sauf cas exceptionnels’. Autrement dit, les propos anonymes sont prohibés. Que de fois cependant de ‘petites phrases’ sont attribuées, sans plus de précision, à ‘un membre de l´entourage’ d´un ministre ou à ‘un député’ non spécifié ! Des rédacteurs cherchent ainsi à protéger un informateur ou à ne pas ‘brûler’ leurs sources. On sait par ailleurs que, selon l´article 109 du code de procédure pénale, ‘tout journaliste, entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l´exercice de son activité, est libre de ne pas en révéler l´origine’.
L´anonymat concerne aussi les lecteurs. Régulièrement, certains d´entre eux veulent être publiés dans le Courrier sans indiquer leur nom, ou en proposant un pseudonyme, ce qui est refusé. Il en est de même pour les points de vue des pages Débats, sauf rares exceptions : chacun doit prendre la responsabilité de ce qu´il écrit.
Le droit à l´anonymat appartient, en revanche, à tout citoyen qui ne demande pas à s´exprimer. Cela fait partie du respect de la vie privée, auquel Le Monde a toujours été attaché. Seules des informations personnelles ayant une incidence sur la vie publique doivent trouver place dans le journal.
La ‘une’ du 10 août a pu donner l´impression désagréable d´enfreindre cette règle. Son ‘ventre’ (billet du milieu de page) s´intitulait ‘L´emblématique entrée à Sciences-Po de Nadia Besseghir’. On y lisait ceci, sous la plume d´Ariane Chemin : ‘C´est une excellente élève de Bondy (Seine-Saint-Denis), qui, à l´école, a toujours caracolé en tête de sa classe ou presque. Elle entrera en septembre à l´Institut d´études politiques de Paris, en première année, grâce au ‘recrutement ZEP’ ouvert par Sciences-Po, il y a trois ans, pour élargir le profil de ses étudiants et pallier une évidente discrimination sociale.’ Mais l´article ajoutait de manière paradoxale : ‘La petite nouvelle fera tout pour garder son anonymat. Nadia Besseghir est en effet la sœur de la victime d´une terrible erreur policière, judiciaire et médiatique. Son frère, Abderrezak Besseghir, est l´ancien bagagiste de l´aéroport de Roissy qu´un complot organisé a désigné pendant deux semaines comme un terroriste, en décembre 2002.’
Etonnement d´une lectrice internaute, Odile Voinchet : ‘J´ai été ravie que Nadia Besseghir puisse intégrer Sciences-Po, mais scandalisée que l´on évoque son frère Abderrezak, alors qu´il est précisé qu´elle souhaite garder l´anonymat ; anonymat d´autant plus compromis que tous les étudiants de Sciences-Po ainsi que ceux qui préparent cette école lisent Le Monde.’
Nadia ne s´exprimait pas dans l´article : c´est un autre de ses frères, Issem, qui ‘parlait pour elle’. De quoi indigner un peu plus notre lectrice internaute : ‘Je suis scandalisée que l´on fasse rapporter ses propos par son frère et ainsi se conformer à une culture où la parole est aux hommes et non à celle dans laquelle Nadia s´intègre brillamment.’
En réalité, Ariane Chemin avait appris l´entrée à Sciences-Po de Nadia Besseghir début juillet, mais tenu compte du refus de l´étudiante d´en parler. Lorsque l´hebdomadaire Le Point en a fait état dans son numéro du 22 juillet, la journaliste du Monde a rappelé Issem Besseghir, dont elle avait le numéro de téléphone depuis l´affaire du bagagiste de Roissy. Il lui a donné cette fois le feu vert de la part de sa sœur, mais en indiquant que celle-ci ne souhaitait pas s´exprimer. ‘D´où, sans doute, l´étrange impression laissée par cet article, dit Ariane Chemin. La formule employée était malheureuse. J´aurais dû écrire que Nadia voulait préserver sa tranquillité (et non garder l´anonymat).’
Souhaitons à Nadia B. d´étudier en paix, loin des projecteurs. Quitte à accéder un jour – si elle le souhaite, et de sa propre initiative – à la notoriété.’