Saturday, 02 de November de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1312

Robert Solé

‘S´il est un sujet dominant dans le courrier des lecteurs, c´est bien la religion. Israël, Irak, terrorisme, élection américaine, rentrée scolaire, avortement, bioéthique… la question religieuse est omniprésente. Islam, judaïsme et christianisme semblent être, directement ou non, au cœur de l´actualité.

Qui aurait imaginé qu´on en serait là trente-six ans après Mai 68 ?

Comme il paraît loin – mais c´était dans un autre siècle – le temps où la rubrique religieuse du Monde se limitait pour l´essentiel à la vie interne de l´Eglise catholique ! Appelée ‘Religion’ dans les années 1970, elle est devenue ‘Religions’, au pluriel, dès la décennie suivante, mais pour déborder très vite de son cadre. Dieu, désormais, est présent à toutes les pages, sous les yeux d´un lectorat particulièrement sensible. Le moindre mot de travers suscite protestations et soupçons.

Même la typographie est observée à la loupe. ‘C´est systématique, dans votre quotidien, vous écrivez les Arabes, les Papous, les Zoulous, avec une lettre majuscule, comme il se doit, et les ‘juifs’ avec la lettre la plus minuscule possible’, constate amèrement Georges Markowiez (courriel). A l´inverse, un lecteur parisien, Rachid Abenai, a relevé dans Le Monde du 12 août ‘un ‘islam’ et non ‘Islam’, car apparemment cette religion n´a pas le droit à la majuscule.’

Rappelons la règle : on écrit chrétien, musulman, juif, avec une minuscule, ainsi que christianisme, islam, judaïsme ou bouddhisme pour désigner une religion. La majuscule n´est exigée que pour un peuple (les Arabes, les Israéliens) ou une aire politico-géographique (l´Islam). Mais il est vrai que ‘juifs et Arabes’, souvent employé à propos du conflit israélo-palestinien, paraît curieux. Dans ce cas-là, mieux vaut adopter la double majuscule pour ne blesser personne.

De temps en temps, dans ce climat ultrasensible, un provocateur jette un pavé dans la mare, créant une divine surprise – si l´on peut dire – chez ceux qui ne croient pas au Ciel et ne supportent plus le poids des religions. Le point de vue du psychanalyste Patrick Declerck, paru dans Le Monde du 12 août (‘Je hais l´islam, entre autres…’), a eu cet effet-là. ‘Je hais le fait religieux en général, expliquait l´auteur, parce qu´il aliène l´homme en lui faisant prendre des messies pour des lanternes. Je hais l´islam en particulier, parce que l´islam est un système d´oppression tragique des deux sexes.’

Anne Zelensky (courriel) a lu ce texte avec ravissement : ‘Merci, Patrick Declerck, pour avoir exprimé la voix désormais inaudible de millions d´entre nous qui tentons de vivre la difficile dignité d´homme sans dieu. Merci de réhabiliter l´honneur de celles et ceux qui refusent la commode posture de l´agenouillement, pour préférer la station debout, propre à l´hominidé, sans les béquilles de la religion. Merci de dire enfin haut et fort que l´islam n´a pas besoin de l´islamisme pour porter en lui la haine des femmes, donc de l´autre. (…) Quel réconfort, teinté de jubilation, pour nous, féministes, laïques, libres penseurs… de lire ces lignes salutairement iconoclastes ! Il fallait bien cela, après les célébrations hystériques autour de la venue du pape à Lourdes.’

Même jubilation d´une lectrice d´Aix-en-Provence, Corinne Prévost : ‘Haïr les religions ne signifie pas appeler à une croisade contre les croyants. (…) Les athées existent et n´imposent à personne quoi que ce soit, contrairement à des religions qui ont toujours opprimé les femmes, renié leurs droits et continuent dans de nombreuses régions du monde à leur faire subir des violences inacceptables.’

Nombre de lecteurs, en revanche, n´ont pas compris que Le Monde accueille une telle tribune. ‘Vous ouvrez la porte à ceux qui attisent le feu’, écrit Béchir Salah (Lyon). ‘Comment des affirmations aussi grossières, frustes et vulgaires ont-elles pu trouver refuge dans vos pages !, ajoute dans le même sens Nicole Schnitzer-Toulouse (courriel). A l´époque très troublée que nous traversons, notamment en France, ces déclarations sans nuances, sans une once de sensibilité, ne font qu´attiser la haine.’ Jean-Claude Meyer, qui se déclare ‘juif athée’, n´en est pas moins sévère : ‘Que la religion soit de l´ordre de la névrose ou de la psychose, on n´avait pas attendu ce monsieur pour le savoir. Mais depuis quand guérit-on les sociétés de ces illusions en s´en prenant à leurs victimes de manière aussi nauséabonde ?’

Plusieurs lecteurs demandent si Le Monde aurait laissé passer une tribune intitulée ‘Je hais le judaïsme’. L´un d´eux, Meg Orabi (courriel), nous a renvoyé le texte de Patrick Declerck sans commentaires, après y avoir remplacé chaque fois ‘islam’ par ‘judaïsme’…

Les tabous sont fluctuants, comme on le voit pour l´antisémitisme. L´islam ne bénéficie plus de la même impunité qu´il y a quelques années. Seul le catholicisme – parce que mieux installé peut-être, malgré un effondrement de la pratique religieuse – reste un punching-ball sur lequel il est toujours permis de taper, au nom de la liberté d´expression ou de la création artistique.

Pour avoir choqué, le psychanalyste n´a pas vraiment réussi à susciter un débat au creux de l´été. Sans doute parce qu´il ne suffit pas de briser un tabou pour se faire entendre. En employant le mot ‘haine’, Patrick Declerck a franchi sciemment une limite. C´est toute une religion, prise globalement, qui s´est trouvée disqualifiée sous sa plume. Est-il permis de frapper aussi fort sans une argumentation élaborée ? Commentaire de Robert Olivier, pasteur retraité de la Mission populaire évangélique de France : ‘Que notre auteur prenne le risque d´être poursuivi pour apologie ou incitation à la haine relève de sa logique intellectuelle et de sa bienheureuse liberté. Mais la liberté de dire ce que l´on pense ne veut pas dire que l´on est libre de ses pensées. Et je me demande si sa pensée à résonance totalitaire ne relève pas de la même analyse critique à laquelle il soumet les religions.’

Le point de vue de Patrick Declerck est paru avant l´enlèvement des deux journalistes français en Irak et la revendication délirante de leurs ravisseurs. Ce drame a conduit à user et abuser de l´expression ‘communauté musulmane’. Dans le courrier, des lecteurs rappellent régulièrement qu´il n´existe en France ni une communauté musulmane, ni une communauté juive, ni une communauté chrétienne, mais des musulmans, des juifs et des chrétiens, divers entre eux, ainsi que des agnostiques, des athées… Non pas des communautés, mais des citoyens français ou des résidents étrangers, qui ne se déterminent pas forcément par une appartenance religieuse.

Un lecteur de Nice, Nabil El Hilali – dont on se fiche de savoir à quelle ‘communauté’ il appartient – souligne à quel point la laïcité française est mal comprise dans le monde musulman. Les journaux, les radios et les télévisions arabes, écrit-il, ont déformé gravement la loi française sur les tenues et signes religieux à l´école (et non ‘sur le voile’). Mais avait-on pris, lors du débat parlementaire, les moyens de ‘leur expliquer que cette loi ne signifie pas l´arrestation dans les rues de toute femme voilée, qu´elle est exclusivement appliquée dans l´enceinte scolaire, que celles qui souhaitent porter le voile peuvent le faire dans le cadre d´écoles privées et même catholiques, et que tout cela garantit la liberté religieuse à chacun’ ?

Les efforts accomplis en ce sens depuis l´enlèvement de Christian Chesnot et Georges Malbrunot ne sauraient s´arrêter là, ajoute notre lecteur. ‘Un plan de communication auprès des médias arabes doit être engagé.’ Sachant cependant que cela ne suffirait pas à désarmer le fanatisme.

Au moment où ces lignes sont écrites, Christian Chesnot et Georges Malbrunot n´ont toujours pas été libérés. On ignore non seulement l´issue de ce drame, mais ses conséquences : va-t-il abîmer un peu plus l´image de l´islam et, en même temps, améliorer celle des musulmans français ? Aux fous d´Allah, menaçant de mort deux journalistes, ont répondu les représentants du culte musulman, se rendant à Bagdad pour défendre la République. Ils ont ainsi affirmé leur existence et renforcé la place de la religion dans la société française. Dieu, un peu plus présent…’