‘Attentats et prises d´otages se multiplient et se banalisent. Les médias y sont directement impliqués puisque ces actes visent autant à retenir l´attention qu´à impressionner et à tuer. Avec quels mots les décrire ? Comment en rendre compte sans se laisser piéger par leurs auteurs ou les pouvoirs qu´ils combattent ?
Plusieurs lecteurs sont choqués par l´emploi du verbe ‘exécuter’ à propos d´otages.
‘Le journaliste italien n´a pas été exécuté en Irak : il a été purement et simplement assassiné, remarque Jean-Paul Beauquier, d´Aix-en-Provence. Une exécution procède d´un jugement fondé en droit et conforme aux normes internationales. Parler d´exécution donne à croire que la barbarie et le fanatisme ont quelque fondement de légitimité.’
On pourrait répondre à notre lecteur que ce combat lexical est déjà perdu. Si exécuter signifie ‘faire mourir conformément à une décision de justice’, les dictionnaires admettent l´autre acception : ‘faire mourir quelqu´un pour se venger’. Mais il n´y a aucune raison d´adopter le langage des ravisseurs. Quand la présumée Armée islamique en Irak déclare qu´elle va ‘juger’ les deux journalistes français, ce verbe, qui fait frémir, est mis automatiquement entre guillemets. Et si, par malheur, ce ‘tribunal’ autoproclamé, statuant au nom d´Allah ou d´une quelconque cause, en arrivait au pire, il s´agirait bel et bien d´un assassinat. C´est-à-dire, comme l´indique aussi le Petit Robert, un ‘meurtre commis avec préméditation’ ou le fait de ‘tuer injustement’.
Le conflit israélo-palestinien nous avait déjà familiarisés avec les conflits sémantiques. Des lecteurs du Monde ne cessent de dénoncer des mots qui les révoltent. Des mots différents selon la cause qu´ils soutiennent… Il faut dire qu´on ne sait plus, selon les circonstances, comment désigner les auteurs d´actes violents. Entre ‘résistants’ et ‘terroristes’, l´éventail ne cesse de s´élargir : militants, activistes, rebelles, kamikazes… Sur le terrain, la guerre du vocabulaire fait rage. Qualifiés de criminels par les uns, ceux qui se livrent à des attentats-suicides sont salués comme martyrs par d´autres.
La ‘couverture’ journalistique du terrorisme ne se limite pas, bien sûr, à des conflits de vocabulaire. Plus d´une question se pose, en particulier, sur la manière de rendre compte des détentions d´otages. D´abord, elles se déroulent généralement dans des lieux inaccessibles ou inconnus. On doit s´en tenir aux informations distillées par les agresseurs ou par les autorités, et cela se complique dans des pays où règnent le désordre et la censure. A ce propos, plusieurs lecteurs reprochent au Monde la manière dont il a présenté le dénouement tragique de la prise d´otages de Beslan.
Dans son numéro daté 5-6 septembre, le journal titrait en première page : ‘Ossétie : le récit du bain de sang, les mensonges du pouvoir russe’. Et le texte précisait : ‘La gigantesque prise d´otages organisée par un commando pro-tchétchène dans une école de Beslan, une bourgade d´Ossétie du Nord (Caucase russe), s´est achevée, vendredi 3 septembre, par un carnage. Au moins 250 personnes ont été tuées et plus de 700 blessées après un assaut des forces russes. Notre envoyée spéciale, Natalie Nougayrède, raconte les scènes d´horreur auxquelles elle a assisté, rapporte les témoignages de familles et détaille les mensonges distillés par les autorités de Moscou sur les conditions de l´assaut et le nombre de victimes.’
Un lecteur parisien, Patrice Lucchini, affirme qu´il lit Le Monde depuis trente ans et se manifeste pour la première fois. En fait, très en colère, il nous a écrit trois fois en trois jours.
‘Votre titre ne laisse aucun doute quant à votre analyse que l´on trouve détaillée en page intérieure. On y apprend que le seul ‘mensonge’ porte sur le nombre réel d´otages, et non pas sur l´essentiel : les circonstances de l´assaut. Pourquoi crier au complot ou à la manipulation alors que c´est peut-être tout simplement la panique ou même éventuellement l´incompétence qu´il faut invoquer ? On sait aujourd´hui que les otages de Beslan, essentiellement des enfants, étaient privés de nourriture mais aussi d´eau par leurs geôliers et en étaient venus à boire leur urine. Ceux qui ne l´ont pas fait agonisaient, comme nous l´ont décrit la directrice de l´école et des témoins traumatisés. Même si les Russes ont donné l´assaut, ce qui n´est pas démontré, que fallait-il faire ? Attendre que les enfants soient morts de soif ?’
Un autre lecteur, Jean-Marc Bornet (courriel), va plus loin : ‘Quelles que soient les responsabilités effarantes de la hiérarchie russe, il n´en demeure pas moins que vous avez, d´un côté, un Etat de droit (dont le droit est mal appliqué au sein d´un Etat d´une faiblesse insigne, dirigé par des incompétents, doublés de corrompus), qui toutefois ne fait pas du massacre d´enfants une politique délibérée, et, d´un autre, un groupe de terroristes qui commet crimes sur crimes en toute impunité ou presque. Et l´on voudrait nous faire croire qu´il suffirait de donner suite aux revendications de ces terroristes pour que disparaissent les problèmes dans le Caucase ou ailleurs.’
Encore plus sévère, un lecteur de Cogolin (Var), Pierre Montagnon, écrit : ‘Votre titre sue la partialité. De tous ces crimes abominables, Le Monde, comme nombre de ses confrères, ne voit finalement qu´un responsable : le gouvernement russe ! Au début des années 1950, les médias occidentaux ont reçu de fortes doses de vaccin antisoviétique. Le dosage était probablement exagéré, ou bien le produit contenait des impuretés à tendance xénophobe. En effet, même après la disparition des Soviets, des restes du vaccin subsistent et provoquent, dès que le mot ‘russe’ est prononcé, une forme de paranoïa.’
La prise d´otages de Beslan a donné lieu dans Le Monde à de remarquables reportages. Mais il est vrai que le journal a présenté comme acquis un assaut des forces russes qui n´a toujours pas été établi. M. Poutine se voyait ainsi désigné comme le responsable direct du ‘bain de sang’ de Beslan, indépendamment de ses responsabilités dans la politique brutale conduite en Tchétchénie.
LA veille (numéro du 4 septembre), Le Monde titrait en manchette : ‘Espoir de liberté pour les deux journalistes otages en Irak’. Avec ce sous-titre : ‘Les ravisseurs ont décidé de libérer vendredi Chesnot et Malbrunot. Mais les conditions de leur récupération et de leur transfert sont très risquées.’ L´éditorial, consacré à cette libération, affirmait : ‘S´il s´était terminé tragiquement, cet enlèvement n´aurait pas seulement démontré que la politique étrangère de la France ne suffirait pas à la protéger d´un terrorisme sans rationalité ; il aurait, en outre, risqué de creuser un dangereux fossé entre la République et la communauté musulmane de France. C´est cette perspective périlleuse que les autorités françaises sont parvenues à inverser.’
Un lecteur d´Etais-la-Sauvin (Yonne), Hervé Piot, demandait le lendemain : ‘A l´heure où cet éditorial est paru, le sort des otages était encore incertain. Alors, pourquoi ce ‘cocorico’ de toute urgence ? Tout l´éditorial tient debout – j´y adhère – s´ils reviennent sains et saufs. Qu´en serait-il si ce n´était pas le cas ? Pourquoi ce ‘sprint’, cette ‘course à l´échalote’ ? Les ‘bavures’ de la presse sur la fausse agression du RER et sur le vrai-faux incendie antisémite de Paris ne vous suffisaient pas ?’Vendredi 3 septembre, Le Mondeavait appris de la meilleure source que la libération des deux otages français était imminente. Il aurait été le premier à l´annoncer et à la raconter. Tout était prêt, à commencer par la manchette de ‘une’… Mais, au dernier moment, il a fallu faire machine arrière, compte tenu d´informations contradictoires. Les titres ont été modifiés en urgence, tandis que des nuances et des précautions étaient introduites dans l´éditorial.
En essayant d´être au plus près de l´événement, le journal remplissait son rôle. Mais un éditorial s´imposait-il sur-le-champ ? Ne pouvait-on pas attendre vingt-quatre heures pour saluer et commenter la libération des deux journalistes ? M. Piot, qui pose légitimement ces questions, ajoute toutefois : ‘Malgré ces ‘imperfections’ qui me font de plus en plus souvent grincer des dents, je reste, rassurez-vous, un incorrigible ‘accro’ du Monde… et un vieux lecteur abonné.’’