‘Qu´est-ce qu´un ‘fidèle lecteur’ ? Le soixantième anniversaire du Monde nous donne la vraie mesure de cette expression un peu galvaudée. ‘Je n´aurais jamais pensé vous écrire si je n´avais entendu ce matin sur France-Inter une personne de 85 ans déclarer lire Le Monde depuis décembre 1944, affirme Jean Thioulouse, d´Alfortville (Val-de-Marne). Or j´ai 89 ans et, moi aussi, je suis un lecteur depuis le premier numéro.’
Ce ne sont pas les seuls ex-aequo. D´autres lecteurs viennent aussi de fêter leurs noces de diamant avec Le Monde. ‘Je le lis depuis le numéro un, écrit Mme J. A. Français (Paris), et je suis abonnée depuis que mes jambes renâclent à descendre le chercher. Bien entendu, je fais figure de dinosaure dans mon entourage…’
Jacques Leca, abonné de La Rochelle, peut en dire autant. ‘J´avais 16 ans en 1944. A partir de la Libération, mon père lisait tous les jours une dizaine de quotidiens nationaux et régionaux de toutes nuances politiques. Je participais avec avidité à cette découverte. Et puis, en décembre 1944, Le Monde est arrivé. Je lui ai donné ma préférence. Malgré le petit nombre de pages et l´absence d´images, j´ai découvert par son truchement des horizons nouveaux. J´avais vraiment l´impression de voir le monde et de pouvoir chercher à le comprendre. Cela m´a orienté vers Sciences-Po. Depuis 1944, je n´ai pas manqué la lecture d´un seul numéro malgré de nombreux déplacements.’
Ces champions du Monde ne vivent pas nécessairement en France. De Waterloo (Belgique), François Petitbon nous écrit : ‘Je lis ce journal depuis que mon père, préfet issu de la Résistance, m´avait mis le premier numéro entre les mains. J´avais 16 ans, j´étais en classe de première…’
La fidélité de ces lecteurs est d´autant plus remarquable que tout a changé depuis 1944. Les journaux eux-mêmes, et Le Monde en particulier, se sont transformés. La constance de ces ‘amis de soixante ans’ est d´autant plus étonnante, par ailleurs, que le zapping se généralise, sans se réduire à la télécommande. La soif de nouveauté, un mélange d´éclectisme, de gourmandise et d´instabilité ont donné naissance à l’homo zappens’, qui change facilement d´activité, de métier, d´idées, de conjoint… ou de journal.
Pas une critique du Monde, pas une plainte, dans le courrier de M. Leca : rien que des compliments. ‘Abonné depuis ma retraite, précise-t-il, je suis aussi un utilisateur quotidien du site Internet, que je trouve très pratique. J´apprécie la nouvelle version du ‘Monde 2’, où des images à haute densité accompagnent des textes de qualité sur une palette de sujets très variés. Bravo !’
Etre ‘fidèle lecteur’ n´interdit pourtant pas de critiquer. Cela donne même quelque assurance pour le faire. ‘D´où vient, demande Mme J. A. Français, qu´il y a quinze ans je mettais deux heures à lire Le Monde, et que maintenant trois quarts d´heure me suffisent ? Je survole les titres, sachant que Radio France Internationale m´apprendra plus que vos rédacteurs…’
Au contraire, M. Petitbon, de Waterloo, reproche au journal de lui prendre trop de temps. C´est un ‘lecteur moins assidu’ parce que Le Monde lui paraît plus difficile à lire. ‘Non pas que je sois devenu cacochyme et croulant (j´ai passé une licence en philo, il y a six ans, à 70 ans), mais on y trouve de plus en plus d´articles interminables… Quoique retraité, je ne peux passer deux heures par jour à lire mon canard. Je suis heureux d´être informé, mais à force de recevoir trop d´informations on étouffe. Internet et la télé nous donnent de nouvelles habitudes.’
Faire des infidélités à son journal, c´est le remplacer de temps en temps par un autre. Mais, le plus souvent, c´est cesser de le lire chaque jour. ‘J´ai été pendant une bonne quinzaine d´années un lecteur quotidien du Monde, un de ceux pour qui l´achat du journal s´imposait naturellement, affirme Jean-Louis Pérignon, de Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine). Ce n´est plus le cas. Un jour viendra peut-être où l´achat quotidien sera à nouveau un geste naturel. En attendant, je vérifie régulièrement en kiosque si la manchette n´est pas insupportable.’
Elisabeth Schaeffer (courriel) fait partie de ceux qui n´acceptent pas de payer plus cher le numéro du samedi, accompagné du Monde 2 : ‘Je refuse de donner 1,3 euro pour un supplément dont je n´ai nulle envie de m´encombrer et qui ne présente aucun intérêt pour moi. Vous pratiquez une sorte de vente forcée, digne d´un fabricant de lessive…’ Et elle ajoute, de manière plus agressive : ‘Permettez-moi néanmoins de vous remercier de m´avoir fait prendre conscience que votre journal n´était pas indispensable, et pouvait avantageusement être remplacé par des hebdomadaires, la radio ou la télévision. Je me suis aperçue qu´un jour par semaine sans Le Monde me faisait du bien… Dès la semaine prochaine, je m´en passerai deux jours, puis – pourquoi pas ? – trois jours.’
Le docteur Claude Sallou (Paris) est de ceux qui s´éloignent du journal sans se décider à l´abandonner. ‘Lecteur fidèle depuis 1950, lecteur intermittent depuis trois ans et lecteur épisodique depuis quelques mois’, il a apprécié le dernier éditorial de Jean-Marie Colombani (Le Monde du 16 décembre). ‘Votre article est bon, écrit-il, les paroles sont belles, il nous faut attendre maintenant que la ‘révolution’ entre dans les faits (…). C´est peu dire que la dérive éditoriale s´est aggravée dans les quatre ou cinq dernières années. (…) Nous étions invités à une lecture ‘politiquement correcte’ des événements à travers les gros titres de la ‘une’ qui indiquaient la façon de penser de l´équipe rédactionnelle. (…) Cette impression était renforcée par les titres des articles dont le sens était parfois en totale contradiction avec leur contenu.’
Marielle Drai (Grenoble) a été surprise, pour sa part, d´apprendre que Le Monde perdait des lecteurs. Il faut dire qu´elle vit une lune de miel, qui se prolonge : ‘Depuis trois ans, Le Monde est mon plus beau cadeau de Noël.’
L´histoire commence donc en décembre 2001. ‘Mon grand-père, déçu de n´avoir pu abonner ses filles au Monde (lire ‘ça’ tous les jours, ça ne va pas !) a été ravi d´y abonner sa petite-fille (moi), à sa demande. Petite-fille ‘normale’, pas plus intello que d´autres, qui ne lit pas tous les articles (ou qui se rattrape le week-end), mais qui attend chaque soir au retour du travail d´ouvrir sa boîte aux lettres pour y trouver Le Monde… Petite-fille qui fait la lecture le soir des principaux articles à son amoureux et qui entame du même coup des discussions sur l´actualité. Elle trouve seulement dommage que la vie culturelle soit souvent celle de Paris… Petite-fille qui n´a pas envie que Le Monde change trop, car elle l´apprécie bien, trouve sa neutralité unique et ne pourrait s´en passer !’
Marielle Drai est désormais ‘professeur des écoles’. Elle précise : ‘Cette année, mon grand-père est triste car sa petite-fille gagne pour la première fois sa vie et peut se permettre de s´abonner toute seule ! Je suis désolée de ce sentimentalisme soudain, mais je tenais à soutenir (un tout petit peu, à mon échelle) ces bouts de Monde qui font aussi mon quotidien…’
Trois ans de lecture…, noces de froment.’