‘Le tsunami, encore ? n´a-t-il pas occupé assez de place dans le journal depuis le 26 décembre 2004 ? Mais vous y contribuez, chers lecteurs : chaque grande tragédie – qu´elle soit due aux caprices de la nature ou à la folie des hommes – nous vaut, pendant des semaines, une profusion de commentaires, d´analyses, de critiques, de questions, de témoignages et de suggestions en tout genre. Cette fois, à l´image de la catastrophe elle-même, Internet donne à ce courrier une dimension planétaire. On écrit aussi bien de chez soi, sous le choc des images télévisées, que des lieux mêmes où a eu lieu le raz de marée.
Voici par exemple le courriel d´Eric Lafore, qui réside à Phuket (Thaïlande) : ‘Pourquoi a-t-il fallu attendre pratiquement vingt-quatre heures pour que le monde entier nous rejoigne ? Ici, dès les premières minutes, l´ampleur du désastre se ressentait. Le message que nous apportait la mer contenait beaucoup plus qu´une horreur localisée, tant son contenu était au-delà de l´imagination. Il est vrai que les images n´existaient pas encore, et sans images il n´y a pas d´informations.’
Ce lecteur, qui ne cache pas son amertume, ajoute : ‘Le sentiment d´abandon et d´incompréhension fut extrême. Par la suite, dans la nuit, les premiers courriels sont arrivés. Certains nous désolaient et décuplaient le sentiment d´isolement, de haine contre une humanité qui ne voulait pas comprendre ce qui se jouait dans l´océan Indien. Un surfeur bienheureux nous demanda de lui décrire le mythe inaccessible, la vague des vagues, un tsunami. La réponse fut courte : ‘Demande aux milliers de pêcheurs morts.’ (…) Loin des yeux, loin du cœur.’
Si le reste du monde a mis vingt-quatre heures pour prendre la mesure de la tragédie, il s´est bien rattrapé par la suite. La sinistre règle du mort-kilomètre (plus le drame est lointain, moins il intéresse les médias) n´a pas joué. En revanche, certains lecteurs se sont indignés, au tout début, que l´on se préoccupe des touristes étrangers, alors que les victimes indonésiennes se comptaient déjà par dizaines de milliers. Mais, au fil des jours, il est apparu que de nombreux Occidentaux avaient péri eux aussi : universelle, la catastrophe ne l´était pas seulement par l´écho qu´elle rencontrait à travers le monde, mais par ses blessures.
L´essentiel du courrier porte sur la détresse des populations locales. La solidarité manifestée dans la plupart des pays riches est un sujet de fierté, et parfois de polémique. ‘Dans Le Monde du 4 janvier, vous faites état des aides fournies par la communauté internationale, mais vous oubliez le gouvernement du Luxembourg’, remarque Jeannot Nies, du Grand-Duché. ‘Pourquoi ne mentionnez-vous pas Israël, qui a été l´un des premiers pays à apporter son aide ?’, demande Alexandre Blumstein, de Palo Alto (Californie). La question peut être formulée de manière plus insidieuse : ‘Pour information, pourriez-vous nous dire quelle forme d´aide l´Arabie saoudite et les pays du Golfe ont-ils apportée aux sinistrés ?’ (Charles Kruczyk, courriel).
La réponse a été donnée dans Le Monde du 8 janvier : incitées par les Etats-Unis à se montrer plus généreuses, les monarchies pétrolières du Golfe ont finalement débloqué plusieurs dizaines de millions de dollars…
Pour ce qui est de la France, peu de cocoricos chez les lecteurs du Monde. Parfois, au contraire, ‘un coup de sang’, comme celui de Lucienne Foucras, de La Tronche (Isère) : ‘Pas même 45 millions d´euros accordés par la France aux sinistrés de l´océan Indien ! Combien de millions a donc dépensé telle chaîne de télévision pour du foot ? Combien donnent nos pays riches, et le nôtre particulièrement, pour aider le tiers et le quart mondes ? Des promesses, des paroles, oui. Mais les actes ? Je demande que M. Douste-Blazy, ministre de la santé, rembourse à l´Etat les frais de son voyage en Indonésie et ceux de sa suite, pour que cet argent, qui est le nôtre, aille immédiatement à ceux qui en ont besoin (…). Nous en avons assez de ces comédies.’
Richard Figuier (Nîmes) attire notre attention sur ‘le tsunami de la misère’. Cette catastrophe-là, dit-il, nous l´avons laissée se développer. ‘Pis, nous l´avons entretenue en favorisant toujours plus la construction de ‘paradis touristiques’ sans que cela profite vraiment aux populations locales toujours plus démunies. Où sont les dispensaires, hôpitaux, routes qui permettraient de faciliter et d´accélérer l´aide internationale ralentie par les ravages de la misère ?’ Et voilà, ajoute M. Figuier, que nous ouvrons nos porte-monnaie. ‘Voilà qu´une pluie d´argent tombe sur ces pays. Mais ne voit-on pas que ce tremblement de terre résonne comme un cri, pour nous supplier de changer nos modes de vie ? Ne plus supporter que des ‘paradis’ cohabitent avec des enfers ? (…) Si nous tolérons ces répliques infinies de la misère, alors c´est nous qui n´entrerons plus jamais en paradis.’
Ne parlez pas de paradis à Pierre Calmette, de Lunel (Hérault) ! Il ne supporte plus de lire et d´entendre ce mot dans les médias depuis deux semaines. ‘Quel paradis ? Celui des prospectus qui allèchent les touristes ?’ Ces contrées, souligne-t-il, n´ont rien de paradisiaque pour ceux qui y vivent toute l´année. ‘Ce n´est pas un élan de générosité bénévole, si méritoire et si grand soit-il, qui comblera le fossé entre riches et pauvres de la planète. Mais la recherche d´un monde juste et solidaire dans lequel on ne pourra plus vendre pour ‘paradis’ un pays où la survie peut, du jour au lendemain, ne dépendre que d´un verre d´eau buvable et d´une poignée de riz servie sur un morceau de feuille de bananier.’
Denis Monod-Broca (Paris), lui, est révolté par les bilans chiffrés, toujours ‘révisés à la hausse’, selon une expression désagréable et passe-partout. ‘On ne peut, écrit-il, dénombrer l´innombrable. Tous les bilans annoncés de la catastrophe sont faux, archifaux. Mais notre manie obsessionnelle de dénombrer et de classifier est telle que les mots ne nous suffisent plus pour décrire la réalité. Quel sens cela a-t-il d´aligner ces chiffres, tous faux ? Décrivent-ils la réalité, ou la cachent-ils ? Et ne sont-ils pas une insulte à chaque victime en particulier ?’
Un autre lecteur parisien, Manuel Decaudaveine, est ‘affligé’par toutes les lamentations auxquelles donne lieu le raz de marée : ‘Quel tsunami d´émotion ! 100 000, peut-être 150 000 personnes sont mortes dans cette catastrophe naturelle. Quel intérêt d´en ressasser ad libitum leur sort cruel, l´injustice du ciel qui frappe les innocents et les moins nantis ? Et les 100 000 morts civils en Irak, victimes de l´horreur de la politique ? Les 100 000 morts et plus du Darfour, dans une calamité bien préparée celle-là, bien exécutée et… bien humaine ?’
Ces dernières réactions, et quelques autres, soulèvent une question plus générale, qui se pose à chaque événement de grande ampleur : l´inflation rédactionnelle. D´une part, il est normal qu´un journal comme Le Monde consacre beaucoup de place à une tragédie de cette importance et cherche à la traiter sous tous ses aspects. Mais, d´autre part, comment éviter de trop en faire ? Comment limiter le déluge d´informations, d´analyses et de commentaires, ne pas se répéter, ne pas banaliser la catastrophe et lasser les lecteurs, avant de passer à autre chose et d´oublier ?
Car le drame ne fait que commencer. Des zones entières ont été détruites, des vies humaines sont à reconstruire. Eric Lafore, cité plus haut, commençait son courriel en ces termes : ‘Vivant sur place, emporté par les flots, marqué dans le corps, le cerveau imprégné d´images nauséabondes, la parole a de la difficulté à revenir. Les pensées s´enchaînent les unes après les autres dans une continuité morbide, tantôt haineuse, tantôt compassionnelle. La vie se poursuit, même pour les morts, car les vivants les cherchent désespérément, mais la page est définitivement cornée. Et il est impossible pour ceux qui restent de la tourner, d´imaginer une suite.’
Il y aura une suite : d´autres pages à ‘écrire’ – et à raconter. Le suivi de l´information fait partie des tâches du Monde. C´est dans quelques mois, quand les projecteurs s´en seront détournés, happés par d´autres événements, qu´il faudra s´intéresser à Sumatra, à la Thaïlande, au Sri Lanka…’