‘Revoilà donc Jean-Marie Le Pen. Et toujours à propos de la seconde guerre mondiale… ‘En France du moins, a déclaré le président du Front national, l´occupation allemande n´a pas été particulièrement inhumaine, même s´il y eut des bavures, inévitables dans un pays de 550 000 kilomètres carrés. ‘
Ces propos, recueillis par l´hebdomadaire d´extrême droite Rivarol, ont fait l´objet d´un article dans Le Monde du 13 janvier. Aussitôt, d´autres médias s´en sont saisis, des dirigeants les ont dénoncés, et le ministre de la justice, Dominique Perben, a demandé au procureur de la République d´ouvrir une enquête préliminaire.
Protestation de plusieurs lecteurs, parmi lesquels Jean-Louis Maigrot (courriel) : ‘La presse devrait s´interdire de relayer les déclarations du sieur Le Pen. L´énormité du propos est telle qu´elle ne mérite même pas une mention. Jean-Marie Le Pen cherche à faire parler de lui et il y arrive très bien. (…) La prochaine fois, attendons-nous donc à ce qu´il nie l´existence d´un conflit entre 1940 et 1945.’
Sur un ton plus vif, Rudolf Le Gall, de Châteaubriant (Loire-Atlantique), demande si l´on ‘doit dérouler à tout prix le ‘tapis brun’ à chaque éructation du Führer du FN.’ Et Damien Perret, de Montmerle (Ain), élargit encore la critique : ‘Le Pen ne serait rien sans l´aide complaisante des journalistes qui lui servent d´amplificateurs serviles.’
Vieux débat, aussi vieux que les premiers succès électoraux du Front national. Mais il pose, cette fois, une question qui concerne directement Le Monde, car les commentaires de M. Le Pen sur l´occupation allemande seraient peut-être passés inaperçus si notre journal n´en avait fait état.
‘Le Pen a confié à une publication plus ou moins confidentielle une de ces formules dont il a le secret, qui ne signifie rien mais qui évoque une période sombre de notre histoire et semble remettre en cause des faits pourtant établis, écrit Pierre Delarue, de Gravigny (Eure). Aussi je ne comprends pas ce battage médiatique qui permet à l´intéressé de dénoncer la diabolisation dont il est victime. Certaines déclarations ne méritent que le mépris.’
Revenons sur les faits. Christiane Chombeau, journaliste au service France, chargée entre autres du Front national, fait son métier en lisant Rivarol. Dans le numéro daté 7 janvier, elle tombe sur une interview de Jean-Marie Le Pen, titrée : ‘Dire non résolument à la Constitution, à Chirac et à la Turquie !’ Ce n´est qu´à la fin de ce long texte, en réponse à une dernière question, qu´elle découvre le passage sur l´occupation allemande.
Christiane Chombeau appelle M. Le Pen au téléphone pour s´assurer qu´il a bien prononcé ces propos. Le président du Front national s´étonne, s´énerve, laisse entendre qu´il n´a pas relu avant publication les phrases qu´on lui attribue, mais ne les dément pas.
En d´autres temps, Le Monde aurait peut-être consacré une manchette à de tels propos. Mais le service France n´en fait même pas l´ouverture de ses pages : un simple article est publié.
Un article de trop ? ‘C´était une information significative sur ce que pense le président du Front national. Elle méritait d´être donnée, mais avec mesure, affirme Raphaëlle Bacqué, rédactrice en chef du service France. N´oublions pas que Jean-Marie Le Pen a été présent au second tour de l´élection présidentielle de 2002 et qu´il envisage de se présenter en 2007. Il est donc important que les électeurs sachent quelles sont ses références, quels sont ses arguments, et sa vision de la seconde guerre mondiale en fait partie. Je ne pense pas que nous soyons tombés dans un piège.’
En réalité, c´est M. Le Pen lui-même qui semble avoir été piégé par le journaliste de Rivarol. Lequel a reproduit des propos tenus à bâtons rompus, à la fin de l´interview, montrant ainsi que la ligne dure est toujours bien présente au Front national. L´affaire a d´ailleurs fait des remous au sein du parti d´extrême droite puisque Marine Le Pen, en particulier, s´est trouvée en désaccord avec son père.
L´éditorial du Monde du 14 janvier, qui condamnait les propos de M. Le Pen, donnait raison au garde des sceaux de saisir la justice. Mais, cinq jours plus tard, dans une analyse (Le Monde du 19 janvier), Raphaëlle Bacqué défendait un point de vue différent, estimant que la réaction de M. Perben avait été précipitée et maladroite, sinon dangereuse : faut-il déplacer systématiquement sur le terrain judiciaire ce qui appelle une réponse politique, morale ou historique ?
Certains lecteurs ont dû y voir une incohérence dans la position du journal. D´autres, au contraire, une sympathique diversité, étrangère au politiquement correct. Pour une fois, j´ai devancé leurs questions en demandant une explication à Patrick Jarreau, directeur adjoint de la rédaction.
‘L´opportunité d´une poursuite judiciaire n´était pas le thème central de l´éditorial, souligne-t-il. Non signé, l´éditorial exprime la position du journal, alors qu´une analyse engage son auteur. L´important est qu´elle soit solidement argumentée, ce qui était le cas pour l´analyse de Raphaëlle Bacqué. Avec quelques jours de recul, on pouvait voir les choses un peu différemment. Il aurait été ridicule de s´en priver sous prétexte que le journal s´était déjà prononcé.’
M. Le Pen a obtenu un droit de réponse dans Le Monde du 20 janvier. Il y conteste notamment avoir, dans Rivarol, présenté la Gestapo comme ‘une police protectrice de la population’. Le Monde aurait pu éviter cette contestation s´il avait, d´une part, séparé l´information du commentaire et, d´autre part, publié la totalité du paragraphe incriminé.
Voici les propos que l´hebdomadaire révisionniste a attribués à M. Le Pen : ‘Je me souviens que dans le Nord un lieutenant allemand, fou de douleur que son train de permissionnaires ait déraillé dans un attentat, causant ainsi la mort de ses jeunes soldats, voulait fusiller tout le village ; il avait d´ailleurs déjà tué plusieurs civils. Et c´est la Gestapo de Lille, avertie par la SNCF, qui arriva aussitôt à deux voitures pour arrêter le massacre. On pourrait multiplier les anecdotes de ce type. Sur le drame d´Oradour-sur-Glane, il y aurait ainsi beaucoup à dire.’
Le docteur Jean-Marie Mocq, maire de Bernieulles (Pas-de-Calais) et auteur de plusieurs ouvrages sur les événements d´Ascq, nous écrit : ‘On ne pourrait apporter à ces calomnies que silence et mépris si ce n´était pas, une nouvelle fois, porter atteinte à la mémoire des fusillés d´Ascq et de tous ceux du Nord-Pas-de-Calais tombés sous la griffe du régime nazi. (…) Quatre-vingt-six hommes et enfants furent fusillés à Ascq dans la nuit du 1er au 2 avril 1944, en pleine période d´occupation. Il ne s´agissait pas d´un train de permissionnaires, mais du bataillon blindé de reconnaissance de la 12e SS Panzerdivision Hitlerjungend, qui avait reçu l´ordre de départ.’
Aucun soldat allemand n´a été tué ou blessé au cours de l´attentat, comme devait le confirmer le lieutenant Hauck, commandant de cette division de SS, au cours de son procès.
Après les quatre-vingt-six exécutions, trente autres personnes ‘étaient déjà alignées sur les lieux lorsque retentirent des coups de sifflet. Mais ce n´était pas la Gestapo. C´est le lieutenant Fricke, de la Feldgendarmerie, qui intima l´ordre d´arrêter.’ Qui a appelé l´administration militaire allemande ? Aussi bien un employé de la SNCF que des soldats du Kommando 908 de la Wermacht, stationnés à Ascq pour surveiller des voies.
Le docteur Mocq conclut : ‘Ces soldats allemands sauveront des Ascquois, ce soir-là. Ils seront mutés sur le front russe, six semaines après les événements, non sans avoir été se recueillir sur les tombes avant de partir, geste qui montre bien que ce n´est pas le peuple allemand dans son entier qu´il faut incriminer.’ Des soldats allemands se recueillant sur les tombes des fusillés d´Ascq… On aimerait ne retenir que cela d´une sinistre occupation de la France, noyée de sang et de larmes, dans laquelle les gestes d´humanité n´étaient pas des ‘anecdotes’.’