‘Nul ne pourra accuser Le Monde d´avoir négligé le 60e anniversaire de la libération du camp d´Auschwitz. Cette commémoration a occupé beaucoup de place dans le journal et ses suppléments, avec des dizaines d´articles, des chroniques, des portraits, des interviews, des points de vue, des photos, des dessins.
Trop ? C´est l´avis de plusieurs lecteurs, dont Jeanne Ferré (Paris) : ‘Dans le numéro du 25 janvier, vous titrez Äuschwitz, 60 ans après : le monde refuse d´oublier’. Le monde ne risque guère d´oublier, vu, sur ce sujet, le raz de marée commémoratif auquel nous assistons ! Le cinquantenaire de la libération des camps d´extermination avait été célébré avec éclat. Depuis 1995, la mobilisation n´a pas diminué : films, documentaires, témoignages, essais, livres, procès exemplaires, musées, mémorial, etc. Et voilà que le 60e anniversaire donne lieu à un déferlement sans précédent. On est passé du devoir de mémoire au devoir de ressassement. Or le ressassement provoque la lassitude, puis l´indifférence sinon l´irritation.’
La presse est le reflet de la société. Les raisons pour lesquelles l´Europe s´est davantage mobilisée en 2005 qu´en 1995 ont été bien expliquées dans Le Monde. D´une part, les survivants des atrocités nazies sont de moins en moins nombreux, et il apparaissait urgent de leur donner la parole. D´autre part, l´Europe est plus apte qu´il y a dix ans – politiquement et psychologiquement – à commémorer la fin de ce cauchemar.
‘En 1995, la commémoration était en rivalité avec le délabrement de l´empire soviétique, souligne Alain Frachon, directeur adjoint de la rédaction. Aujourd´hui, c´est tout le contraire : l´Europe élargie, extrêmement diverse, a besoin de se forger une identité. Et le caractère effroyable et singulier d´Auschwitz cristallise en quelque sorte cette identité.’
Les médias français ont consacré plus de place à cet événement que leurs homologues britannique, par exemple. Là aussi, c´est le reflet de la situation du pays. La France a officiellement reconnu sa propre responsabilité dans la déportation de juifs durant l´occupation allemande. Récemment, une série d´actes antijuifs, liés à la dégradation du conflit israélo-palestinien, ont rendu les Français plus attentifs et plus sensibles à toute forme d´antisémitisme.
Mais ne fuyons pas la question de notre lectrice : Le Monde a effectivement consacré une place considérable à la commémoration. Et la dispersion en de multiples pages de cette masse de textes, souvent passionnants, a accentué chez certains lecteurs un sentiment d´accablement.
Une première manchette, dans le numéro du 25 janvier, a été suivie d´une deuxième, le 26 janvier, puis d´une troisième, le 28. Il y en avait sans doute une de trop. Le dossier très instructif sur l´enseignement de la Shoah n´exigeait pas nécessairement d´être présenté en manchette, alors que ce jour-là deux informations économiques peu banales étaient rendues publiques : la réduction inattendue du déficit de l´Etat et le nombre record de créations d´entreprises en 2004.
CE n´est pas la quantité, mais ‘la qualité’ qui donne à un lecteur de Nantes, Luc Douillard, ‘un sentiment de malaise’. S´il estime ‘parfaitement indiscutable le caractère unique de la Shoah’, il ne voit pas pourquoi les projecteurs seraient tournés uniquement vers les juifs massacrés dans les camps. Ecoutons-le : ‘Lorsque les tragédies des années 1930 et 1940 semblent se résumer soixante ans plus tard à un face-à-face exclusif entre juifs et nazis ou ‘aryens’, je me dis que Hitler ne serait pas si mécontent de ce bilan mémorial. (…) Lorsqu´on arrive à nous faire oublier, comme un tabou contemporain, le nombre exceptionnel et admirable de juifs résidant en France en 1940 qui ont pu échapper finalement à la déportation, grâce aux humbles gestes de solidarité élémentaire accomplis par d´innombrables Justes anonymes, je me demande quelle compréhension historique nous voulons offrir aux jeunes générations, et si nous ne devenons pas, malgré nous, des professeurs de désespoir. Lorsque est esquivé méthodiquement le long supplice de dizaines de milliers de héros de la Résistance, je me demande qui aurait intérêt aujourd´hui à mettre en concurrence la souffrance des uns et des autres…’
Le docteur Jean-Louis Roy, de Dijon, l´écrit à sa manière : ‘Dans l´opinion, les victimes juives ont peu à peu accaparé la déportation et le génocide, grâce à un activisme permanent. (…) Où sont passées les autres victimes ? Nous ne chercherons pas à les comptabiliser : opposants politiques au nazisme, ‘terroristes’, simples suspects ou criminels de droit commun, tziganes, Noirs, homosexuels, parmi les plus connus, tous ont été considérés comme des sous-hommes promis à l´élimination.’
Le docteur Roy précise qu´il avait 14 ans quand les premières photos des camps ont été publiées. ‘A mon effarement devant la barbarie extrême s´ajoutait, à mon âge encore préservé de toute idéologie, mon ignorance de ce qu´était un juif, et de ce que c´était qu´être juif. Pour moi, le crime était global et indifférencié. J´ai appris ensuite combien le peuple juif avait souffert, et j´ai endossé sans réticence notre culpabilité générale due à notre laxisme vis-à-vis de l´antisémitisme.’ Aujourd´hui, ce lecteur dijonnais estime dangereux d´‘assimiler le nazisme à un antisémitisme exclusif’.
Notre lectrice parisienne citée plus haut ne dit pas autre chose. Pour Mme Ferré, Le Monde participe à une ‘excessive sacralisation de la Shoah’. Et celle-ci ‘a pour envers, comme toute sacralisation, la tentation de la profanation’. Notre lectrice parisienne prend pour exemple ces lycéens qui ont eu des comportements indignes lors d´une visite du camp d´Auschwitz. ‘Tout cela n´est-il pas contre-productif ?’ demande-t-elle.
Sylvain Cypel, rédacteur en chef, responsable des pages Débats du Monde, répond ceci :
1.La Shoah est unique dans ses modalités industrielles d´extermination, mais elle n´est pas la seule entreprise de destruction d´un peuple dans l´histoire. Pour nous, Européens, elle est la plus proche, dans le temps et dans l´espace. Elle nous touche naturellement plus que tout autre génocide.
2.D´autres populations, victimes d´autres crimes massifs contre l´humanité (dus à l´esclavagisme ou au colonialisme, par exemple), sont en droit d´attendre que l´on tienne mieux compte de leur propre passé de souffrances.
3. Le fait de beaucoup parler de l´extermination des juifs durant la seconde guerre mondiale n´alimente pas l´antisémitisme, qui n´en a pas besoin, mais qui utilise cet argument pour se légitimer.
A-t-on trop parlé ces jours-ci d´Auschwitz ? S´est-on trop focalisé sur la Shoah ? Ces questions de nos lecteurs sont recevables. Tout dépend comment, et dans quel esprit, elles sont posées. Sachant qu´il en est une autre, plus essentielle, que pose Guy Aurenche (Paris) : ‘Le souvenir de l´inhumanité d´hier deviendra-t-il souffle d´humanité pour demain ?’ Si ‘l´effroi de nos regards face aux atrocités d´hier’ ne se double pas chaque jour d´un acte de foi en la dignité humaine, ‘nous tuons à nouveau les victimes’.’