‘Elle approche, sans être vraiment là. Elle menace, sans que l’on sache très bien qui ou quoi… La grippe aviaire a suscité un branle-bas de combat et d’innombrables commentaires, avant même de nous atteindre.
‘Le Monde participe à cette psychose, regrette une lectrice de Fals (Lot-et-Garonne), Nicole Dupouy. Pourquoi ces gros titres, pourquoi tant de précipit ation ?’ Remarque identique de Christian Genevier (Paris) : ‘Dans Le Monde du 28 octobre, je lis ce titre en dernière page : ‘Trois cas suspects de la forme humaine de la grippe aviaire ont été identifiés sur l’île de la Réunion’. Le s ous-titre nous précise pourtant que des examens sont en cours à l’Institut Pasteur de Paris. On se dit : tiens !, l’information n’est donc pas confirmée. Dans le numéro du lendemain, vous nous apprenez que les tests ont été négatifs… Ne pensez-vous pas que vos journalistes surfent sur la vague de panique ?’
Jean-Pierre Boureau, de Cholet (Maine-et- Loire), ironise sur ‘la nouvelle hystérie collective qui ravage les médias et la classe politique’ . On n’a jamais vu, écrit-il, défiler autant de poulets, de toutes nationalités. ‘C’est un véritable festival de plumes. Pensez donc, il y a eu, selon l’Organisation mondiale de la santé, 72 morts en dix-huit mois ! Pendant ce temps, des millions de personnes sont mortes de faim, du sida ou du cancer, des centaines de milliers d’autres souffrent des guerres tribales, économiques ou idéologiques… Foin de tout cela, ce qui passionne les journalistes, c’est la grippe aviaire !’
Cette maladie défraie la chronique pour la troisième fois. En 1997, une épidémie avait pu être contenue grâce à une mobilisation internationale et à l’abattage de dizaines de millions d’oiseaux d’élevage dans la région de Hongkong. Nouvelle alerte au début de 2004 : au Vietnam et en Thaïlande, l’épizootie fait alors des ravages. La grippe aviaire, déclare-t-on, a franchi la barre des espèces et menace des millions de personnes. Mais, au bout de quelques semaines, le risque semble s’être éloigné.
En janvier 2005, la résurgence de la maladie cause plusieurs décès en Asie. Sept mois plus tard, les titres du Monde illustrent l’incertitude des autorités françaises : elles estiment que le risque d’épidémie est ‘faible’ , mais veulent constituer un stock de 200 millions de masques. A la fin de l’été, les signaux s’aggravent. ‘L’OMS appelle à la mobilisation internationale’ (2 septembre) ; ‘Réunion extraordinaire des ministres européens’ (15 octobre) ; ‘Une pandémie de grippe aviaire émergera un jour ou l’autre’ (18 octobre) ; ‘Scénarios catastrophes pour une grippe fatale’ (29 octobre)…
Un lecteur internaute, Guy Lambert, a sorti sa calculette. Dans les pays asiatiques concernés par cette maladie, ‘à peine 0,0000316 % de la population est touchée et les victimes ne représentent que 0,0000163 % des habitants, alors qu’aucun médicament n’a été encore mis au point’.
Faisant remarquer que le risque de contracter une infection lors d’un séjour dans un hôpital en France est de 7 %, M. Lambert écrit : ‘Plutôt que d’inquiéter inutilement les Français par une information incomplète, partisane et orientée, vous feriez mieux d’expliquer ce que rapporte aux trusts de l’industrie pharmaceutique cet affolement orchestré.’
L’industrie pharmaceutique n’est pas la seule à être soupçonnée de manipulation par médias interposés. ‘Assez d’intoxication sur cette pandémie fantasmatique et irréelle !’, s’exclame Anana Terramorsi (Paris), qui ne voit dans tout cela qu’un moyen de ‘balayer l’agriculture familiale à l’Est’ au profit de ‘groupes d’élevage industriel’ désireux d’installer ‘leurs camps de concentration pour animaux’ .
Dans le journal, informations alarmantes et rassurantes se succèdent. Les lecteurs sont soumis à une douche écossaise. Le discrédit qui affecte, à la fois, les milieux politiques, les experts en tout genre et les médias n’arrange rien. Il faut dire que les déclarations officielles, rapportées par Le Monde, foisonnent de termes ambigus. Une pandémie de grippe aviaire, assure-t-on, ‘émergera un jour ou l’autre’ (18 octobre). La France est ‘a priori épargnée’ (21 octobre). Le risque d’infection humaine est ‘virtuel’ (1er novembre)…
Si le fameux principe de précaution tétanise les pouvoirs politiques, qui ne veulent plus prendre aucun risque après les drames du sang contaminé et de la canicule, un journal ne peut pas se permettre de passer à côté d’une catastrophe annoncée.
‘Nous sommes dans une situation très différente de celle de la vache folle, remarque Jean-Yves Nau, de la rubrique médicale du Monde. On ignorait quasiment tout de cette maladie et de son mode de transmission. Pour la grippe aviaire, les incertitudes sont d’un autre ordre. On sait qu’une nouvelle épizootie sévit depuis deux ans dans une douzaine de pays asiatiques et qu’elle progresse géographiquement vers l’Europe. On sait par ailleurs de manière quasi certaine qu’une pandémie grippale émergera un jour et qu’elle pourrait provoquer des dizaines de millions de morts. Mais rien ne permet d’affirmer qu’elle résultera d’une mutation du virus H5N1 responsable de l’actuelle épizootie.’
Contrairement à l’historien, le journaliste raconte un événement qui n’est pas terminé et dont il ignore l’issue. La difficulté est encore plus grande quand l’événement… n’a pas eu lieu. Comment rendre compte d’une catastrophe virtuelle ? En dehors des conséquences économiques, bien concrètes, de la grippe du poulet, il n’est pas facile de faire état, au jour le jour, d’une mobilisation préventive à grande échelle en évitant le catastrophisme.
En octobre, la grippe aviaire a donné lieu à 45 articles signés dans Le Monde , sans compter toutes les informations complémentaires. Analyses médicales, scientifiques, économiques, reportages, correspondances de l’étranger… ‘Pouvions-nous faire mieux ?, commente Jean-Yves Nau. Sans doute. Mais nous ne pouvions pas faire moins.’
Ces rivières d’encre n’empêchent pas certains lecteurs de relever des manques. Jeanne Pitrou (Paris) s’étonne que le journal ne se soit pas ému des ‘volailles qu’on étouffe ou qu’on brûle vives’ . Anne-Marie Urbach, d’Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), souligne pour sa part le danger représenté par les pigeons : ‘Pourquoi obliger les éleveurs de vingt départements à enfermer poulets et canards sains et contrôlés par les services vétérinaires au motif qu’ils pourraient être survolés par des oiseaux migrateurs grippés, alors que des millions de pigeons polluent les bords des fenêtres et les bacs à sable des jardins publics, représentant un formidable vecteur de maladie ?’
La question est posée. Si, par malheur, le ciel nous tombe sur la tête, on ne pourra pas reprocher au Monde d’avoir ignoré les pigeons.’