‘Alain Finkielkraut serait-il un grand naïf ? En confiant au quotidien israélien Haaretz des propos qui seraient, selon lui, inadmissibles en France, il semblait ignorer que les frontières n’existent plus. Le philosophe le plus médiatique de l’Hexagone vient de l’apprendre à ses dépens : à l’ère d’Internet, une déclaration faite n’importe où, à n’importe quel organe de presse, peut être connue et diffusée instantanément dans tout le village planétaire.
‘Vous, les Israéliens, vous me comprenez’, était le titre qu’Haaretz avait donné, le 18 novembre, à la longue interview de l’intellectuel français. Le Monde en a rendu compte dans son numéro du 24 novembre, sous la plume de Sylvain Cypel. Et c’est cet article, intitulé ‘La voix ‘très déviante’ d’Alain Finkielkraut au quotidien ‘Haaretz’, qui a provoqué émotion et polémiques. On y lisait en sous-titre : ‘Le philosophe français a assuré au journal israélien que la crise des banlieues était une ‘révolte ethnico-religieuse’. Il y évoque Dieudonné, ‘le vrai patron de l’antisémitisme’.
Des lecteurs en colère se sont étonnés que Le Monde n’ait pas condamné dans un éditorial les propos d’Alain Finkielkraut. ‘Quand Dieudonné dit des conneries, on hurle à l’antisémitisme, voire au fascisme, écrit Edith Miquet (Lille). Quand Finkielkraut en dit autant, dans un registre opposé, on parle de voix ‘très déviante’. Car il est, lui, un intellectuel bien en cour auprès des médias.’ Mohamed Badrane Mahjoub, chercheur à l’université Paris-I, ‘espère au moins que Le Monde, qui rapporte les idées d’Alain Finkielkraut sans aucun commentaire d’indignation ou de critique, ne les partage pas’.
Le philosophe s’était entretenu en français avec deux journalistes de Haaretz. Ses propos ont été traduits en hébreu, puis en anglais pour la partie anglophone du site Internet de ce quotidien de centre gauche, considéré comme un journal de référence. Sylvain Cypel, spécialiste du Proche-Orient, qui a vécu douze ans en Israël et connaît parfaitement l’hébreu, s’est appuyé sur la version hébraïque pour écrire son article, et non sur la traduction anglaise, qui comptait quelques coupes mineures.
De toute manière, personne n’a mis en cause la traduction. Ce qu’Alain Finkielkraut a reproché au Monde, c’est d’avoir ‘fait un montage’ de ses propos (France-Culture, lundi 28 novembre).
Plusieurs lecteurs ont réagi dans le même sens. ‘Votre article n’est qu’un assemblage de phrases complètement sorties de leur contexte, dénaturées, arrachées de leur cadre global et transformées en simples phrases chocs, dignes du Front national’, écrit Firas Abou Merhi (Paris).
Réaction similaire de Nathanaël Dupré La Tour, étudiant à Prague (République tchèque) : ‘A lire l’article du Monde, je me suis demandé avec un peu d’étonnement si Alain Finkielkraut avait pu véritablement devenir le raciste fanatique que trahissent les propos cités par votre journal. Je me suis donc reporté à l’article de Haaretz, presque dix fois plus long que le vôtre. (…) J’y ai lu des choses qui m’ont déçu, certes, mais aussi tout autre chose que ce qu’en disait Le Monde. (…) Cette interview à Haaretz est excessive sûrement, paranoïaque par endroits sans doute, désespérée et désespérante malheureusement ; mais moins, je le crois, que le compte rendu que vous en avez fait.’
Il n’y a eu, de la part du Monde, aucun ‘montage’, mais un choix des citations. Ce sont les plus frappantes et les plus polémiques (mais pas toutes) qui ont été choisies, comme souvent dans la presse. Les déclarations d’Alain Finkielkraut au journal israélien méritaient-elles un article plus long ? Sans doute. Il est sûr en tout cas que Le Monde du 24 novembre aurait dû renvoyer au texte complet en donnant l’adresse électronique du site de Haaretz. C’est un réflexe qui n’est pas encore entré dans les habitudes de la rédaction.
Toujours est-il qu’après les protestations du philosophe, et à sa demande, Le Monde l’a interviewé à son tour, longuement, dans son numéro daté 27-28 novembre. Il l’a même autorisé, compte tenu de la nature de ce débat, à revoir le texte avant publication et à y porter des corrections.
Une lectrice parisienne, Catherine Desbuquois, exprime sa satisfaction : ‘La place que Le Monde a accordée au philosophe démontre que la pensée a besoin d’espace pour se déployer. Votre premier article avait de quoi choquer, y compris les constants lecteurs de M. Finkielkraut, dont je suis… Sa réponse est celle d’un intellectuel courageux — que l’on soit d’accord ou non avec lui — qui interpelle les consciences et la société ; et il faut rendre grâce à notre journal de lui avoir accordé la place qui lui revient, celle d’une bonne page.’
Michel Hospital (Paris) est beaucoup plus nuancé : ‘Merci pour cette mise au point de Finkielkraut, on l’attendait, il faut le dire, avec une certaine impatience, et pourtant elle m’a paru assez désagréable (…) Ici, le coup de poignard, c’est le titre : ‘Finkielkraut : ‘J’assume…’ Il assume quoi, Finkielkraut ? Pour le lecteur pressé qui vole de titre en titre, la réponse est vite trouvée, il assume tout ce qu’on lui a mis sur le dos. (…) J’attendais de cet entretien qu’il apaise un peu le débat, qu’il mette un terme à ce ridicule procès en sorcellerie, et non un geste de pyromane.’
Selon les règles du Monde, un titre entre guillemets doit être une phrase tirée du texte. Ce n’était pas le cas dans cette interview. Le journal a titré ‘J’assume’, alors que le philosophe lui avait déclaré : ‘Je ne pense pas un instant que l’humanité ait jamais été divisée entre civilisés et sauvages. Ce point de l’article, je le nie complètement. Le reste, avec les précisions que j’ai essayé de donner, je l’assume.’
Un titre est toujours réducteur. La rédaction a estimé, en toute bonne foi, pouvoir résumer l’interview par ‘J’assume’. Mais, dans la mesure où la controverse portait précisément sur des citations, la règle méritait plus que jamais, me semble-t-il, d’être appliquée.
Le Monde a publié une interview extrêmement intéressante, qui nous éclairait sur la personnalité du philosophe et abordait, avec les nuances nécessaires, une question qui est dans tous les esprits : la place du facteur ethnico-religieux dans le problème social des banlieues.
Il me semble cependant que deux choses ont manqué. D’une part, quelques rappels sur les travaux et les engagements d’Alain Finkielkraut ; d’autre part, la réponse d’un autre intellectuel sur cette question de fond. Ayant lancé un débat, il appartient au Monde de le poursuivre, au-delà des anathèmes et d’une guerre de communiqués.’