Thursday, 31 de October de 2024 ISSN 1519-7670 - Ano 24 - nº 1312

Robert Solé

‘Jusqu’à une date récente, le Courrier des lecteurs du Monde tenait des statistiques précises. Tel mois, on avait reçu 1 752 textes ; tel autre, 2 819… Cette comptabilité, progressivement rendue caduque par Internet, a fini par être abandonnée. Pouvait-on additionner des lettres (postées sous enveloppe ou envoyées par voie électronique) et de brefs messages, se limitant parfois à quelques mots ?

Certains lecteurs s’adressent désormais au journal deux ou trois fois par semaine, quand ils ne le font pas tous les jours. En devenant courriel, le courrier a changé de signification : on n’écrit plus toujours pour obtenir une réponse ou être publié, mais pour s’exprimer.

Nous avions sélectionné le 20 octobre dans le Courrier des lecteurs un petit texte bien tourné, en provenance d’Agadir (Maroc), sur la grève à la SNCM. Son auteur, Hugues Haemmerlé, nous a réécrit le lendemain pour nous remercier, en précisant : ‘Vous serez peut-être harcelés par mes courriels dans les semaines à venir. N’y voyez pas de ‘cause à effet’. J’assomme depuis toujours mes amis de centaines de textes que je me promets de vous envoyer, sans le faire jamais, ou si rarement. J’ai décidé de passer à l’acte…’

Ce n’était pas une promesse en l’air : depuis deux mois, M. Haemmerlé nous a gratifiés d’un nombre impressionnant de commentaires et réflexions, inspirés par Le Monde du jour. Il me précise qu’il est certifié de lettres modernes et réside depuis longtemps au Maroc, où il s’est toujours consacré, dans ses différentes fonctions, à la diffusion de la langue française. ‘Je lis Le Monde depuis l’âge de 15 ans. C’est vous dire le nombre de lettres que j’ai projeté de vous écrire depuis ce temps ! J’en ai fait naguère, et vous en avez même passé une dont je n’étais pas peu fier.’

En effet, dans Le Monde du 28 novembre 1987 figurait une lettre signée Hugues Haemmerlé. On y lisait une remarque acerbe sur le comportement des Européens hors de leurs frontières : ‘Ce respect des coutumes d’autrui qu’on attend des immigrés (en France notamment), ne serait-il pas temps qu’on l’enseigne aussi à nos compatriotes ? Bref, le moment n’est-il pas venu d’apprendre aux gens à voyager ?’

Le journal lui avait donné de nouveau la parole le 2 juillet 1988, à propos des élections législatives, mais plus rien ensuite jusqu’à ce texte d’octobre 2005 sur la SNCM. Entre-temps, comme une majorité de lecteurs, M. Haemmerlé avait troqué sa plume contre un ordinateur.

‘Mes courriels actuels, m’explique-t-il, sont ma manière de me manifester, de peser sur le cours des événements. C’est mon bulletin de vote quotidien. Je m’impose de ne pas dépasser cent mots, d’élaguer mes phrases, de condenser l’écrit.’

Le résultat n’est pas déshonorant. En dix ou douze lignes, Hugues Haemmerlé réussit à retenir notre attention. Le 27 novembre, par exemple, c’est le terme ‘ouistes’, découvert dans un éditorial du Monde, qui l’inspirait : ‘Le mot était impatiemment attendu depuis qu’avait été testé ‘nonistes’ pour désigner les tenants du non au traité constitutionnel. Ces deux disgracieux barbarismes vont-ils passer de mode maintenant que les éléphants du PS ont accouché d’une synthèse ou est-ce aux éditorialistes d’accoucher d’un néologisme ? Nonouistes ? Ouinonistes ? A moins d’appeler de nouveau les amis de François Hollande ‘les socialistes’. Mais ce serait trop simple et tellement ringard !’

D’Agadir, Hugues Haemmerlé a attendu la nouvelle formule du Monde avec autant d’excitation que les journalistes. Jeudi 3 novembre, il écrivait : ‘Un quotidien, six jours sur sept, c’est un objet familier, un rituel, la toilette matinale de l’esprit, le petit-déjeuner de mots. C’est pourquoi, à mesure que s’égrène le compte à rebours : J — 7, J — 6, J — 5, la tension monte. Et si, le 7 novembre, Le Monde n’allait pas simplement accoucher d’une souris ?’

Le 8 novembre, il prend enfin connaissance de son ‘nouveau’ journal. On le sent un peu perplexe : ‘Un quotidien, c’est de l’information, une maquette, un rituel. L’abonné y est chaque jour comme un poisson dans son bocal. Aujourd’hui, son numéro 18 907 entre les mains, il faut lui laisser le temps de s’y retrouver. S’il s’y retrouve !’

Le surlendemain, cela va déjà mieux : ‘Le stress du jour J n’aura duré qu’un instant. Nous, les lecteurs du Monde, nous savons bien qu’ il faut courtiser un journal, le découvrir, le mériter. C’est cette nouvelle carte de Tendre qu’il va falloir explorer maintenant.’

À J + 6, le ‘bulletin de vote’ de notre lecteur internaute est titré ‘Bravo’. Oubliées, les interrogations des premiers jours : ‘La ‘une’ en trois étages du daté 13-14 novembre est un régal. En haut, une photo en Cinémascope pour introduire une correspondance de Berlin ; au milieu, la présentation d’une enquête sur deux semaines de violences urbaines ; et, au rez-de-chaussée, un Plantu inattendu. En somme, de l’étonnant, du connu, du nouveau, de l’imprévu. Avant de lire, on est conquis.’

Le 24 novembre, avec deux semaines de recul, Hugues Haemmerlé écrira : ‘La publication d’un ‘Guide de lecture’ en supplément au premier numéro de la nouvelle formule était peut-être une vraie fausse-bonne idée. Indépendamment du fait qu’aucun lecteur ne souhaite qu’on le guide dans sa lecture, la rédaction a court-circuité nos réactions. Quelle excellente idée, par contre, eût été un ‘guide’ diffusé au bout d’un mois de nouveau Monde ! En confrontant leurs pratiques de lecture aux intentions de la rédaction, les lecteurs auraient eu le sentiment que Le Monde avait été réinventé pour eux. Et même un peu avec eux.’

Mais c’est déjà de la vieille histoire ! M. Haemmerlé, qui s’était inquiété certains jours de l’absence du dessin de première page, semble rassuré : ‘Préparer un quotidien, c’est comme mitonner un plat. Il suffit parfois d’oublier une épice pour qu’un mets d’ordinaire apprécié soit subitement insipide. Tous les grands chefs vous le diront. Les dessins de Plantu sont au Monde ce que sont les épices à l’art culinaire. Le Monde du 26 novembre est, à cet égard, très bien assaisonné.’

En matière d’art culinaire, notre lecteur a l’air de s’y connaître. Quand ses activités — et notamment son courrier au Monde — lui en laissent le temps, il ‘travaille mollement à un livre de recettes alsaciennes, traduction du manuscrit d’une ancêtre’.

Les cuisines du Monde mitonnent-elles un plat tous les jours ? Pas le même, en tout cas. Indépendamment des aléas de l’actualité, l’une des ambitions de la nouvelle ‘formule’ — encore un terme de restaurant ! — était de donner du mouvement au journal, en le rendant moins convenu. Sur le fond plus encore que sur la forme : rien n’est pire qu’un article dont on connaît le contenu avant même de l’avoir goûté…’