‘Au départ, la question était aussi simple qu´inattendue : peut-on librement représenter le fondateur de l´islam ? Et la réponse allait de soi : oui, bien sûr, répondaient les uns ; non, évidemment, s´indignaient les autres. Au fil des jours, le débat n´a cessé de se complexifier, mêlant tous les registres, comme l´illustre le courrier reçu au Monde : théologie, philosophie, sociologie, psychologie, géopolitique… A défaut de prétendre le résumer en quelques paragraphes, essayons au moins d´y faire écho, après avoir donné la parole à quelques lecteurs musulmans dans la précédente chronique
Qui caricature l´islam ? demande Jacques Baulande (courriel). ‘Les dessins qui scandalisent tant de musulmans ne sont nullement des caricatures du Prophète. Ils ne sont que le portrait fidèle du Mahomet caricatural qu´un certain nombre de fanatiques ont substitué à l´original.’
Ne voir dans ces dessins que provocation et blasphème est ridicule, affirme Hélène Goutal-Valière (Paris). Leurs auteurs avaient une intention politique : dénoncer le terrorisme perpétré au nom d´Allah. ‘Qui met en actes un amalgame indigne ?, remarque cette lectrice. Qui donc bafoue les principes de l´islam ? Ceux qui se glorifient de tuer en son nom, ou ceux qui dénoncent ces crimes par un dessin saisissant ? Et qu´on arrête de nous rebattre les oreilles avec l´islamophobie…’
Pierre-Jean Simon (Rennes) a choisi le mode ironique pour dire à peu près la même chose : ‘Personne n´a jamais vu un musulman, même en colère, appeler au meurtre. Prétendre le contraire est une insulte et une incitation à la haine. C´est pourquoi la photo – manifestement tronquée – que vous avez publiée dans Le Monde daté dimanche 5-lundi 6 février, sur laquelle des manifestants à Londres brandissaient une pancarte ‘Kill those who insult islam !’ (Tuez ceux qui insultent l´islam !) devrait susciter, au même titre que les caricatures danoises, la plus profonde indignation. Et appeler la même terrible vengeance.’
Guy Abeille (Paris) lance une bouteille à la mer : ‘Les musulmans ont besoin de victoires, et de victoires publiques. Les exemples indien et chinois devraient les faire réfléchir : la vraie force n´est pas dans la démonstration, le hululement collectif ou le sacrifice spectaculaire de soi ; elle est dans le développement du savoir, du libre raisonnement et de l´énergie créatrice. Il faut concurrencer l´Occident pour le tenir en respect, non pas danser autour de lui, en tchador et barbiche, la danse du scalp.’
Paul Aurian enseigne l´anglais en Libye. ‘J´ai été frappé, nous écrit-il, par la manière extrême dont mes élèves – des ouvriers et des techniciens d´un puits de pétrole – ont réagi à cet événement. Ce sont des gens d´habitude décontractés, xénophiles et même parfois occidentophiles. Si on désire vraiment que les masses musulmanes se braquent contre la culture occidentale, qu´elles se referment dans ce que nous appelons l´intégrisme, montrons ces dessins maudits, continuons ce débat quasi unilatéral, stérile et meurtrier.’
L´Occident, ajoute M. Aurian, ne doit pas s´acharner à défendre un principe – la liberté d´expression – pour une affaire qui a peu d´importance pour lui, alors qu´elle compte énormément pour les musulmans. ‘Nous sommes toujours les maîtres du monde, et nous semblons avoir oublié les sensibilités de ceux qui ne le sont pas.’
Thierry Huz (courriel) abonde dans ce sens : ‘Depuis qu´Internet existe, nous vivons en appartement, dans un grand village virtuel. Il faut faire moins de bruit qu´autrefois pour ne pas déranger son voisin. Les nouvelles technologies permettent à tout un chacun de s´exprimer devant des millions d´autres. Ce droit confère un nouveau devoir : celui de respecter les croyances d´autrui. Nous devons vivre en bon voisinage sur une planète trop petite. Pourquoi provoquer un monde arabo-musulman que l´on sait en permanente effervescence ?’
En France, pays de la laïcité, le débat a pris un relief particulier. La publication des caricatures danoises dans Charlie Hebdo est saluée par certains lecteurs, qui regrettent que toute la presse – et Le Monde en particulier – n´ait pas pris la même initiative. En revanche, Christian Feuillette, de Montréal (Canada), ironise : ‘On sent bien, dans cette attitude de bravache, le mouvement du coq tricolore se redressant sur ses ergots. Le pays de Voltaire ne pouvait quand même pas se laisser damer le pion par cet insignifiant petit royaume du Danemark !’
Mais c´est également du Québec que vient la réponse. Un autre lecteur de Montréal, Pierre Leyraud, s´étonne que ‘la très laïque France’ ait défendu par la bouche de son président ‘le respect de toutes les religions’. Il renvoie M. Chirac au préambule de la Constitution, ‘qui ne mentionne que le respect de la liberté de religion et celui de toutes les croyances’. Rien n´interdit de critiquer une religion. Jusqu´à nouvel ordre, il n´y a pas en France de délit de blasphème.
Christophe Genin (Paris) confirme : ‘La liberté de caricaturer, nous dit-on, s´arrête là où commence celle de croire. Mais la réciproque est tout aussi valable : la liberté de croire s´arrête là où commence celle de caricaturer. Ces deux libertés ne sont pas symétriques. La liberté de croire relève de la vie intime, de l´ordre privé, et donc du droit des personnes, quand la liberté de critiquer relève de la vie publique, de l´ordre politique.’
Ce genre d´argument a-t-il la moindre chance d´être accepté, ou même entendu, par les musulmans qui crient au blasphème dans les rues de Karachi, Djakarta ou Téhéran ? Patrick Charaudeau, professeur à l´université Paris-XIII, prend acte du fossé culturel entre ces deux mondes : ‘Au nom de nos valeurs de laïcité, nous demandons à l´autre d´accepter que sa croyance soit critiquée. Or il ne la considère nullement comme relative. Y toucher, c´est commettre un sacrilège. C´est cela que nous devons accepter, même si cela est difficile à admettre. C´est là que se mesure véritablement le respect d´autrui. Le contraire est arrogance de qui croit détenir la vérité unique et universelle. Cette arrogance que, justement, nous lui reprochons… Ayons l´humilité de reconnaître que l´on ne peut se moquer de tout, n´importe comment, face à un autre qui est imprévisible et différent. Le droit à l´irrévérence est à ce prix.’
Dans le dialogue de sourds planétaire qui s´est engagé à propos des caricatures danoises, tout juste évoque-t-on un pacte de non-agression : d´un côté, ne pas critiquer l´islam ; de l´autre, ne pas s´en prendre à l´image des juifs et respecter les minorités chrétiennes… L´affaire danoise n´a peut-être pas fait que des dégâts, notent des lecteurs qui refusent de sombrer dans le pessimisme. Elle aura au moins alerté des musulmans sur la manière dont est perçue leur religion et des Occidentaux sur la susceptibilité d´un monde en repli identitaire, qui ne supporte plus leur écrasante présence.’