‘Et vous, les journalistes, vous n’avez rien à vous reprocher à propos du désastre judiciaire d’Outreau ? La question revient régulièrement dans le courrier ou les points de vue adressés au Monde. Souvent au détour d’une phrase, mais parfois de manière plus brutale, en demandant à la presse de commencer par balayer devant sa porte.
‘Ce n’est pas le juge Burgaud qu’il aurait fallu mettre sur la sellette, estime Edouard Reichenbach, d’Antony (Hauts-de-Seine) : c’est tout le reste de la machine policière, judiciaire, mais aussi médiatique et politique, qui a encouragé puis entériné ses décisions.’
Des magistrats ne se sont pas privés de nous faire part de leurs sentiments. ‘Si Fabrice Burgaud a commis des fautes, écrit Fabienne Nicolas, juge d’instruction à Nancy (Meurthe-et-Moselle), il doit en répondre devant le Conseil supérieur de la magistrature et non face à des médias à la recherche d’une victime expiatoire de leurs propres errements, ni face à une commission parlementaire transformée en tribunal populaire et en tribune politique. Souvenez-vous, messieurs les journalistes, de votre promptitude en 2001 à dénoncer ces ‘monstres pédophiles’ et à les jeter en pâture à l’opinion publique ; souvenez-vous de vos unanimes propos sur le caractère sacré de la parole de l’enfant, sur la nécessaire sévérité de la justice envers ces bourreaux, sur l’incapacité des juges à démanteler des réseaux de pédophilie que vous imaginiez partout !’
Sabine Mariette, conseillère à la cour d’appel de Douai (Nord), n’est pas moins sévère : ‘Mesure-t-on combien il est paradoxal de reprocher à la justice d’être autiste, hermétique aux attentes des citoyens, et dans le même temps de constater sa grande réactivité à l’opinion publique telle qu’elle est façonnée par les médias ? Car Outreau, c’est aussi un emballement médiatique à tous les stades de la procédure, qui a fait perdre à chacun ses repères et sa place dans le débat judiciaire.’
Mme Mariette, qui a été membre de la chambre de l’instruction ayant suivi le dossier d’Outreau, ajoute : ‘Jusqu’au procès d’assises de Saint-Omer, les médias ont d’avance jugé et condamné toutes les personnes impliquées sans s’interroger sur les conséquences d’une telle ‘médiatisation à charge’, alors qu’en interférant dans l’enquête ils ont pu agir sur le comportement des personnes mises en cause et influencer les décisions, notamment celles relatives à la détention provisoire. (…) Les mêmes journalistes qui avaient condamné médiatiquement les accusés avant le procès de Saint-Omer les avaient également médiatiquement innocentés avant le verdict de Paris.’
Mais de quels journalistes s’agit-il ? Les médias sont souvent mis en cause globalement. Ce n’est pas très efficace, parce que chacun a beau jeu de se dédouaner, trouvant toujours des confrères qui se sont plus mal comportés que lui…
‘Quelle déception ! écrit Jacky Simon, de Versailles (Yvelines). Le Monde n’a pas été plus perspicace dans l’affaire d’Outreau que ses collègues. Il a participé à sa manière à la curée collective. (…) Maintenant chacun y va de son explication a posteriori. On aurait attendu un peu de retenue de la part de ceux qui ‘font’ l’opinion sur un sujet délicat et sensible…’
D’une manière générale, Le Monde ne se précipite pas sur les faits divers. Sauf s’ils ont une dimension politique (comme l’affaire Baudis), s’ils apparaissent racistes ou antisémites (Marie L.) ou mettent en cause des personnes en vue (Bertrand Cantat). Sa spécialité, c’est plutôt la chronique judiciaire, quand arrive le procès.
L’affaire d’Outreau a commencé à être instruite en février 2001. Ce n’est que onze mois plus tard que Le Monde lui consacrera ses premiers articles signés. Il y sera question, comme dans le reste de la presse, d’un ‘réseau pédophile franco-belge’. Les incohérences de certaines accusations sont alors soulignées, mais des détails terrifiants font irrésistiblement penser à un crime organisé, impliquant des notables, dont sont victimes des enfants de familles modestes, parfois très jeunes. Tout le monde – magistrats, policiers, avocats et journalistes – est embarqué dans une spirale folle, qui repose d’ailleurs sur quelques faits bien réels : n’oublions pas que certains enfants ont effectivement subi de graves violences.
Le procès s’ouvre le 4 mai 2004 à Saint-Omer. ‘La cour d’assises va plonger dans l’horreur absolue’, écrit l’envoyé spécial du Monde, Acacio Pereira, qui s’attend, comme ses confrères, au pire. Mais, dès le septième jour d’audience, il ne parle plus de ‘réseau’ et constate : ‘La culpabilité de bon nombre d’accusés est loin d’être démontrée et la confusion est totale au palais de justice de Saint-Omer.’ Le chroniqueur du Monde est intimement persuadé, en particulier, de l’innocence de l’abbé Wiel, après avoir pu lire le journal que le prêtre-ouvrier tenait en prison.
Le 20 mai 2004, après la volte-face de la principale accusatrice, et sans attendre le verdict, Le Monde titre en manchette : ‘Justice : les vies brisées des 13 innocents d’Outreau’. Il sera démenti par le tribunal, qui, le 2 juillet, condamne six des accusés clamant leur innocence. Mais c’est le procès de la justice qui commence…
‘Heureusement que les audiences de Saint-Omer ne se sont pas tenues à huis clos, remarque Acacio Pereira. Si le scandale a pu éclater, c’est aussi parce que la presse a rendu compte quotidiennement des dysfonctionnements de l’instruction.’
Le procès en appel s’ouvre le 7 novembre 2005 devant la cour d’assises de Paris. Pascale Robert-Diard, qui l’a couvert pour Le Monde, a été frappée par la qualité des débats. ‘Ce procès, dit-elle, courait le risque d’être joué d’avance. Une sorte d’acquittement médiatique avait déjà été prononcé. Or, j’ai assisté à un vrai procès, où chacun – y compris l’accusation – a rempli exactement son rôle. Nous, chroniqueurs judiciaires, nous étions là pour raconter, pas pour juger. Notre rôle est plus facile que celui d’un reporter, amené à enquêter au jour le jour sur un fait divers, sans avoir toutes les pièces du dossier et tous les acteurs d’un drame en face de soi.’
Ce n’est pas un hasard si la commission d’enquête parlementaire va entendre des journalistes. Le ‘quatrième pouvoir’ a des comptes à rendre, lui aussi. ‘Avez-vous fait votre autocritique ?’, demande au Monde Aline Raby, de Castres (Tarn), bien que le journal ait été plus prudent dans cette affaire que d’autres médias. Une fois de plus, des lecteurs n’acceptent pas qu’après avoir été acteurs d’un événement les journalistes s’en dégagent, prennent une posture de procureurs ou de simples observateurs et commencent à distribuer les mauvais points.’