‘Est-il permis à un médiateur qui a consacré ses dernières chroniques aux caricatures du Prophète et au drame d’Outreau, après s’être interrogé sur la grippe aviaire et les traites négrières, de s’offrir une petite récréation ? Après tout, Le Monde ne se limite pas à rendre compte de tous les malheurs de la planète. Il publie aussi, chaque jour, une grille de Sudoku.
Ce jeu, qui fait fureur dans de nombreux pays, est venu au Monde le 7 novembre 2005, en même temps que la nouvelle formule du quotidien. Il partage un privilège avec les mots croisés : celui d’être présent tous les jours, alors que les autres jeux n’ont droit qu’à une publication par semaine (affaire de logique dans le numéro daté mardi ; Scrabble, daté mercredi ; bridge, jeudi ; l’art en question, vendredi ; échecs, dimanche-lundi). Sans compter les grilles hebdomadaires du Monde 2…
Un lecteur de Saint-Genis-Laval (Rhône), Raymond Heim, nous a adressé un courriel de détresse : ‘Alerte au Sudoku ! Il y a quinze jours j’ignorais tout de cette japonaiserie. Aujourd’hui je songe à intenter un procès au Monde, tout comme les fumeurs intentent des procès aux cigarettiers, pour être la cause d’une nouvelle forme d’addiction. De grâce, n’en publiez plus tous les jours, ou alors pas trop difficiles !’
C’est un appel différent que nous lançait le 12 janvier Jean-Jacques Deheyn, de Cagnes-sur-mer (Alpes-Maritimes) : ‘ Je suis de plus en plus frustré ! Je viens, par pitié, vous demander de m’aider. Chaque jour, en allant jeter un coup d’oeil sur les prévisions météorologiques, mon regard croise la rubrique Sudoku. Parfois je m’aventure à regarder et à essayer de comprendre, sans succès évidemment. Sans doute en avez-vous déjà parlé, mais je n’y ai pas porté attention, ce qui me met dans une situation vraiment insupportable. Puis-je compter sur Le Monde pour lever la grille qui me sépare de ceux qui connaissent ?’
La grille du Sudoku est divisée en 9 carrés de 9 cases chacun. Il faut remplir les cases vides en utilisant des chiffres de 1 à 9, mais aucun chiffre ne doit apparaître deux fois dans la même ligne, la même colonne ou le même carré. C’est simple comme bonjour… et naturellement assez compliqué à obtenir.
Comme l’a raconté Le Monde 2 (24 décembre 2005), ce jeu a été inventé au XVIIIe siècle par un mathématicien suisse, Leonhard Euler. Il a conquis le Japon, n’a pas réussi à s’implanter aux Etats-Unis dans les années 1970, mais a fait une entrée en force dans la presse britannique en 2005, à l’initiative d’un magistrat d’origine néo-zélandaise ayant vécu à Hongkong… C’est ce qu’on appelle sans doute la mondialisation.
Le Monde publie des grilles de six niveaux différents. Le numéro du lundi, daté mardi, commence en douceur (‘très facile’), puis la tension monte d’un cran toutes les vingt-quatre heures : ‘facile’, ‘moyen’, ‘difficile’, ‘très difficile’, ‘expert’. On imagine aisément, dans les familles, l’excitation, la tension, l’énervement, les scènes de ménage, les ‘eurêka !’…
Jacques et Jeanne Rousseau, abonnés et sudokistes de Saint-Maurice-sur-Dargoire (Rhône), avaient particulièrement peiné sur une grille, présentée pourtant comme ‘facile’. Ils nous ont envoyé le surlendemain une lettre assez technique, accompagnée de tableaux, se concluant ainsi : ‘La solution que nous avons trouvée n’est pas celle que vous donnez. Une même grille peut-elle avoir deux solutions ?’
La réponse est non. Un non ferme et définitif, prononcé par le champion du Monde de Sudoku, Olivier Biffaud, délégué général de la rédaction, qui surveille la page Météo & Jeux avec une rigueur de gouvernante anglaise. C’est à lui que je transmets les questions des lecteurs les plus angoissés.
‘Les Sudoku, a répondu le délégué général à M. et Mme Rousseau, ont toujours une solution unique. La grille qui vous tourmente ne déroge pas à cette règle. J’attire, en effet, votre attention sur la double erreur que vous avez commise dans la retranscription de la solution (document joint). A l’intersection de la colonne 4 et de la colonne 6, vous avez inscrit un 6 alors que le chiffre préinscrit dans la grille était un 8. Idem à l’intersection 6/9 : un 7 à la place d’un 2…’
Régulièrement, des lecteurs s’étonnent d’avoir trouvé plusieurs solutions. Cela tient au fait qu’ils se trompent en recopiant la grille. Mais pourquoi la recopient-ils ? ‘Parce qu’elle est trop petite, explique Gérard Zivy, de Genève (Suisse). Il faut pouvoir noter jusqu’à cinq ou six chiffres dans une case afin de mémoriser les possibilités, et cela est impossible dans la surface que vous nous offrez. Vous devriez prendre exemple sur Le Temps ou La Tribune de Genève…’
Je ne voudrais pas donner de faux espoirs à quiconque, mais cette plainte a été transmise en haut lieu. La question d’un agrandissement de la grille est à l’étude, bien que la page Météo & Jeux ne soit pas extensible (un casse-tête encore plus grand qu’un problème de Sudoku !).
La vocation première du Monde n’est pas de divertir ses lecteurs. Il faut bien reconnaître cependant que chaque jeu (bridge, échecs, Scrabble…) compte des défenseurs irréductibles. Bertrand Vanhoutte, de Vernon (Eure), est à la fois cruciverbiste et sudokiste. Il regrette que ‘les jeux soient placés systématiquement en page paire’, ce qui l’oblige à replier le journal en sens contraire de la pliure pour se livrer à ses plaisirs favoris, armé d’un crayon et d’une gomme. Je me suis empressé de faire part de sa plainte au délégué général, mais on se heurte là, je le crains, à un obstacle technique infranchissable, pour des raisons qui ont été communiquées à M. Vanhoutte, mais qu’il serait trop long d’expliquer ici.
Les grilles de Sudoku sont fournies au Monde par deux jeunes polytechniciens, Yan Georget et Matthieu Philip. La société qu’ils ont fondée, Koalog, éditait des logiciels d’optimisation combinatoire. Fabriquer des carrés de neuf cases était pour eux un exercice très simple et leur permettait de faire connaître leur société.
Ils sont en train de travailler sur un autre jeu, déjà très populaire au Japon : le Kakuro. Cela ressemble, paraît-il, à une grille de mots croisés, mais les cases blanches doivent être remplies par des chiffres. Autant dire que, là aussi, on n’aurait pas besoin de connaissances particulières. Comme le Sudoku, et contrairement aux mots croisés, ce pourrait être un jeu universel, puisqu’il ignorerait les frontières culturelles.
En somme, les mots séparent, mais les chiffres rapprochent. Faut-il s’en réjouir ?’