‘Depuis la transformation du Monde, en novembre 2005, cette chronique figure sous un bandeau ‘Dialogues’. Ce n’est pas d’une folle originalité, mais, tout compte fait, le mot correspond bien au propos. Le médiateur n’est-il pas chargé, entre autres, de favoriser le dialogue entre les lecteurs et le journal ? Au fil des années, je me suis aperçu qu’il s’agissait souvent de permettre un dialogue entre les lecteurs eux-mêmes, très divisés sur une multitude de sujets.
Prenez, par exemple, le projet d’interdire le tabac dans tous les lieux publics : après s’être engagé dans cette voie, le gouvernement vient de décider des ‘consultations’ sans calendrier précis, pour ne pas se mettre à dos les restaurateurs, débitants de tabac et cigarettiers, opposés au renforcement de la loi Evin. A ce propos, le courrier se partage en deux piles bien distinctes, séparées si l’on peut dire par un rideau de fumée. Les lecteurs qui nous écrivent ne commentent pas nécessairement la manière dont le journal traite cette actualité : ils cherchent surtout à défendre un point de vue.
Pile de gauche. ‘Décidément, on a un premier ministre formidable !’, écrit Gérard Versini, de Hirtzbach (Haut-Rhin), que nous avons publié dans le Courrier des lecteurs (Le Monde du 21 avril). Il a fallu, souligne-t-il, qu’une partie de la France se soulève pour que Dominique de Villepin se résolve à abandonner un CPE qu’il avait imposé sans consultations. ‘En revanche, alors que la grande majorité des Français est en faveur de l’interdiction de fumer dans tous les lieux publics, le voilà qui remet cette décision aux calendes grecques, craignant sans doute les manifestations de satisfaction qu’elle aurait pu entraîner…’
Revenant d’un séjour en Italie au début de l’année, Françoise Simon (Paris) constatait : ‘Quel plaisir, là-bas, de pouvoir rentrer dans un café ou un restaurant sans être agressé voire asphyxié par la fumée des cigarettes ! Les pouvoirs publics français ont cherché jusqu’ici, dans l’augmentation du prix du tabac, un moyen de dissuader les consommateurs, et une façon de rentabiliser cette dépendance aux conséquences graves. En Italie, où le tabac est beaucoup moins cher, même les fumeurs, qu’on sait souvent indisposés par la fumée, apprécient l’interdiction et diminuent, de fait, leur consommation.’
Edouard Reichenbach, d’Antony (Hauts-de-Seine), s’en prend, lui, aux cafetiers, ‘qui bloquent à nouveau une mesure de santé publique’. Ils se plaignent de la baisse de leur clientèle et craignent que l’interdiction de fumer n’aggrave le phénomène. ‘N’ont-ils pas songé que cette baisse de fréquentation est peut-être due à la désertion en masse de tous ceux – comme moi – qui ne supportent plus d’avoir leur café ou leur repas gâchés par la fumée venue de la table d’à côté ou du voisin de comptoir ? demande M. Reichenbach. Mais non, cette idée ne semble pas leur avoir traversé l’esprit. A croire que le fait de passer ses journées dans les vapeurs de l’alcool et les fumées du tabac vous embrume vraiment l’esprit.’
P. Patus, entrepreneur de spectacles, estime que Le Monde ne s’engage pas assez dans le combat antitabac : ‘Faites des reportages dans les lieux de la nuit ouverts au public. Vous verrez qu’ils sont totalement enfumés. Les jeunes sont inconsciemment amenés à faire comme tout le monde. Et les musiciens soufflant dans des instruments à vent n’ont d’autre choix que de subir la fumée dans l’indifférence générale.’
Pile de droite. Norbert Olszak (courriel) constate que Le Monde présente systématiquement les non-fumeurs comme étant favorables à l’interdiction totale du tabac dans les lieux publics. ‘Ce manichéisme, écrit-il, me paraît un peu abusif car, parmi eux, il y a certainement des indifférents, voire des tolérants. De même que, par indifférence ou tolérance, les fumeurs peuvent très bien admettre la création d’espaces non-fumeurs.’
Comme pour illustrer ce propos, un autre lecteur internaute, Jacques Cadou, affirme : ‘Je ne suis pas fumeur, je n’ai jamais fumé. Je vais dans les cafés, mais je n’y passe pas ma vie. Le projet d’interdiction ‘totale’ du tabac a un côté totalitaire.’ Tabagisme passif ? Allons donc ! ‘Faire croire que passer deux ou trois heures par semaine dans un café présente un risque énorme est une imposture.’
Pierre de Chanel (Paris), lui, réclame ‘un espace d’_expression’ pour les fumeurs. ‘Est-il encore possible d’entendre les voix de ces nouveaux pestiférés ? De consulter les personnes qui se rendent effectivement dans les bars et les restaurants, au lieu de se contenter d’interroger le lobby des buralistes ?’
Réagissant, il y a quelques mois, à un éditorial du Monde, une lectrice lilloise, Catherine Marcin, fumeuse occasionnelle, était tellement agacée par ‘toutes ces mesures et ces propos extrémistes’ qu’elle avait… renoncé à renoncer au tabac. ‘Il est évident, ajoutait-elle, que je respecte parfaitement les non-fumeurs. J’utilise avec grand plaisir les zones qui leur sont destinées pour déjeuner, mais respectez aussi mon choix et mon envie !’ Faisant le parallèle avec ‘un autre fléau’, cette lectrice ajoutait : ‘Je ne possède pas de voiture. Pourtant je suis contrainte de respirer les pots d’échappement de tous les véhicules, d’entendre des klaxons agressifs et impatients ; de marcher sur la chaussée parce que certains conducteurs se garent (impunément) sur les trottoirs. Je peux donc être considérée comme une ‘conductrice passive’, puisque j’en subis (bien malgré moi !) tous les inconvénients. A quand les secteurs de ville uniquement accessibles aux non-conducteurs/trices ?’
De manière plus sibylline, un internaute, Pierre Avril, me demande : ‘ Le Monde songe-t-il qu’il a des lecteurs qui fument ?’
Je suis enclin à répondre oui, pour la bonne raison qu’il a des journalistes qui fument, même s’ils sont désormais en minorité. Le déménagement du journal, en décembre 2004, a été l’occasion de mieux appliquer la loi Evin. Chaque étage de l’immeuble du boulevard Blanqui a été équipé d’un petit fumoir. C’est là que s’entassent les adeptes de la cigarette, sauf s’ils ont la chance de disposer d’un bureau individuel. Quant à la cafétéria, elle compte une sorte de grande cage circulaire, équipée également d’un extracteur de fumée. A ma connaissance, il n’y a plus guère de problèmes de cohabitation entre fumeurs et non-fumeurs.
Pendant longtemps, pour beaucoup de journalistes, la cigarette n’était pas seulement un plaisir, mais un réflexe, un rituel, un moyen de dépasser le stress au moment de prendre la plume, et donc un conditionnement, sinon une dépendance. Il ne viendrait pas à l’idée de dire que les articles, aujourd’hui, sont moins bien… inspirés.’