‘Dans le courrier des lecteurs, le plus significatif est parfois… l’absence de courrier. Il y a quelques années encore, le fait de consacrer plusieurs pages par jour à un grand événement sportif valait au Monde une pluie de protestations. Cela s’est estompé progressivement. Le football en particulier a acquis droit de cité. Pour le Mondial 2006, les lettres rageuses, sur le thème ‘ras le foot’, se comptent sur les doigts de la main.
La qualité et la diversité des articles consacrés au ballon rond y contribuent sans doute. En parcourant ces quatre pages quotidiennes, avec leurs différents éclairages, leurs multiples entrées, on se dit que des sujets plus importants et plus graves mériteraient de bénéficier de la même inventivité…
‘Depuis le début du Mondial, il y a presque autant de buts marqués en Allemagne que de morts chez les Palestiniens, nous écrit amèrement Mourad Akalay (courriel). Tandis que les premiers sont accueillis par des hourras et retransmis en direct par toutes les télés du monde, les seconds n’intéressent personne. (…) Sur le terrain, les juges de touche ne voient que les hors-jeu palestiniens, tandis qu’aucun attaquant israélien n’est sanctionné, même pour faute grave commise dans la surface de ‘destruction’ du camp adverse. L’arbitre américain se refuse à siffler la fin de la partie tant que la Palestine ne déclarera pas forfait. Elle subira, comme toujours et sans fin, les tirs au but israéliens…’
L’incessant courrier des lecteurs à propos du Proche-Orient ne se limite pas à des jeux de mots. Mais, à chaque nouvel épisode de cette guerre de soixante ans, la polémique se focalise sur le vocabulaire. Ainsi, Le Monde, régulièrement accusé de parti pris, dans un sens ou dans l’autre, serait trahi par le sien.
‘Je m’étonne qu’un journal de cette qualité puisse employer des termes impropres, écrit Jean Delemer, de Saint-Cyr-sur-Mer (Var). Depuis des années, il nous parle de guerre israélo-palestinienne. Peut-on parler de guerre quand un occupant dispose d’un armement mille fois supérieur à celui du pays occupé ?’
A l’inverse, Pierre Aknine (courriel) réagit à un article du 15 juin relatant des combats dans le nord de Gaza : ‘Je note la différence ‘éclatante’ des termes utilisés : les roquettes (palestiniennes) sont qualifiées d’artisanales’ tandis que les raids (israéliens) le sont de ‘sanglants’. Il y a des morts des deux côtés, mais la manière différente de qualifier ces actions mortelles ne laisse aucun doute sur la partialité de l’auteur de l’article.’
Marc Lacombe (Toulouse) félicite ironiquement Le Monde pour son ‘sens de la mesure ou plutôt des euphémismes’, à propos de l’intervention israélienne. ‘Vous qualifiez de ‘vaste coup de filet’ l’enlèvement de ministres et de députés palestiniens démocratiquement élus, et d’avertissement’ le survol du palais de Bachar Al-Assad par un chasseur israélien. Imaginez qu’un avion militaire syrien survole la Knesset. N’appelleriez-vous pas cela un acte de guerre ?’
Deux poids, deux mesures, estime aussi Armand Veilleux, abbé de Scourmont, en Belgique : ‘Bien sûr, on peut et on doit demander aux Palestiniens de ne pas attaquer les civils en Israël ; mais pourquoi ne pas demander en même temps à Israël de cesser ses assassinats systématiques en Palestine, tuant chaque fois des civils ? (…) Il est normal qu’on s’émeuve de l’enlèvement d’un jeune soldat juif ; mais personne ne s’émeut devant l’enlèvement fréquent de centaines de Palestiniens, parmi lesquels se trouvent de nombreux enfants, qui pourrissent dans les prisons d’Israël. (…) Pourquoi l’explosion de bombes humaines en Israël serait-elle un acte de terrorisme, mais pas le lancement de bombes inhumaines sur la Palestine du haut des airs ?’
Le Monde du 30 juin annonçait que ‘le corps d’un colon de 18 ans’, enlevé en Cisjordanie, avait été retrouvé près de Ramallah. Aussitôt, des protestations ont fusé. Robert Botbol (courriel) ne comprend pas que l’on désigne ainsi ‘un jeune juif abattu par des terroristes’.
Jusqu’aux années 1950, le mot ‘colon’, identifié à ‘pionnier’, avait une connotation héroïque chez les partisans du sionisme. Aujourd’hui, il peut paraître péjoratif à certains. Mais si Le Monde parlait d’habitants des localités’ et d’implantations’ dans les territoires conquis en 1967, comme on le fait en Israël, ne cacherait-il pas à ses lecteurs une partie de la réalité ?
Des défenseurs des Palestiniens nous reprochent l’emploi du mot Tsahal pour désigner l’armée israélienne. C’est le cas de Marwan Zeineddine, qui écrit du Royaume-Uni : ‘Je n’arrive pas à comprendre pourquoi Le Monde s’obstine à employer ce mot. C’est ridicule. Faut-il y voir un soutien implicite à Israël ?’
En hébreu, Tsahal est l’acronyme d’Armée de défense d’Israël’. C’est le terme consacré, comme peut l’être la Wehrmacht ou l’Armée rouge. On a tendance à l’utiliser en français par commodité, pour éviter des répétitions de mots, sans rapport avec l’admiration que des Israéliens peuvent éprouver pour leurs forces militaires.
‘Après des mois d’affrontements, les activistes des factions rivales palestiniennes collaborent pour organiser la résistance à l’opération d’Israël à Gaza’, était-il écrit dans Le Monde du 29 juin. Hector Chemla (courriel) dénonce ‘la désinformation permanente’ du journal : ‘Des assassins qualifiés d’activistes… Il ne manque plus que l’adjectif ‘héroïque’ pour donner plus de poids au mot résistance.’
Entre les ‘martyrs’ célébrés par des foules arabes et les ‘terroristes’ dénoncés en Israël, les journalistes cherchent leurs mots. ‘Le vocabulaire évolue en fonction de la situation, souligne Gilles Paris, qui vient de passer cinq ans à Jérusalem comme correspondant du Monde. J’ai quasiment cessé d’écrire ‘activistes’, lui préférant ‘miliciens’, qui correspond mieux à une militarisation de la société palestinienne et à l’émiettement de ses groupes armés.’
Rémy Ourdan, chef du service International, a mis en garde récemment les correspondants du Monde contre l’usage des mots ‘terrorisme’ et ‘terroriste’. Il préfère par exemple que l’on qualifie Al-Qaida de ‘mouvement djihadiste’ (ou ‘islamiste’), car son objectif est le djihad, le terrorisme n’étant pour les disciples de Ben Laden qu’un moyen parmi d’autres. ‘Les mouvements utilisant le terrorisme, estime-t-il, sont ‘séparatistes’, ‘islamistes’, ‘maoïstes’, etc., mais le terrorisme n’est jamais, ou rarement, l’objectif ni une fin en soi. Leurs membres commettent éventuellement un ‘attentat terroriste’, mais on ne peut pas les qualifier de ‘terroristes par nature’.’
Le vocabulaire n’est pas innocent, les mots ne sont jamais neutres. Au début de la guerre civile au Liban, en 1975, Le Monde appelait les forces antagonistes ‘islamo-progressistes’ et ‘chrétiens conservateurs’. Ce qui, pour son lectorat, suffisait à disqualifier les seconds…’